Professeur Steven Latré (IMEC-UA): «L’intelligence artificielle va révolutionner la médecine»

La plus célèbre des applications d’intelligence artificielle (IA) en médecine est probablement l’analyse des examens d’imagerie: les systèmes informatiques avancés sont tout à fait capables de repérer les caractéristiques d’une anomalie ou d’une affection dans l’énorme quantité d’informations fournies par les examens de radiographie ou d’IRM. Les algorithmes développés atteignent une précision diagnostique qui peut même surpasser celle de l’analyse d’un humain.

«Les applications de ce type peuvent déjà être largement déployées, et leur développement ne s’arrêtera pas là. Mais les véritables innovations que l’IA va apporter portent sur de tout autres domaines de la médecine.» C’est ce que prédit le Pr Steven Latré, directeur du groupe de recherche en Intelligence artificielle à l’IMEC et professeur à l’Universiteit Antwerpen. Son domaine de recherche est la collaboration et l’interaction entre le software et le hardware. Il peut s’agir d’une voiture autonome, mais aussi d’applications en médecine. Retour sur un entretien avec l’un de nos chercheurs d’élite, qui se ­révèle avoir une vision étonnement large sur l’IA.

Données et modèles
«Commençons par la manière dont nous collecterons les données relatives à l’état de santé d’un patient à l’avenir. Les capteurs et dispositifs médicaux portables (wearables) joueront un rôle de plus en plus important. Ils rassemblent une foule de données longitudinales sur des fonctions vitales telles que la tension artérielle et le rythme cardiaque, mais bientôt aussi sur des paramètres de mouvement caractéristiques de maladies musculosquelettiques ou neurodégénératives. Les résultats des tests sur site et les données des wearables seront stockés par le patient, à la manière de ce que l’on connaît déjà aujourd’hui avec les montres intelligentes les plus sophistiquées. Au moment de consulter, le patient fournira ces données à son médecin, qui disposera d’un assistant virtuel capable de déduire, à partir de la montagne de données, la présence de particularités telles qu’un tracé anormal ou de signes de certaines affections, avec un haut degré de fiabilité.»

Le séquençage des protéines en prélude à la personnalisation des médicaments
Mais ça va plus loin: aujourd’hui, le séquençage ADN nous permet d’estimer la probabilité génétique d’une ­affection dans le génome d’un individu.

Et le Pr Latré de poursuivre: «La prochaine étape, déjà annoncée, est le séquençage des protéines, la découverte et l’identification de structures de protéines. Là où notre génome se compose de 4 éléments, les protéines sont constituées de 22 acides aminés qui peuvent s’agencer de milliers de façons pour former une multitude de structures 3D. La puce NanoPort, en cours de développement à l’IMEC, est capable d’identifier la séquence d’acides aminés et la structure 3D d’une protéine, d’un récepteur ou d’une enzyme en mesurant de subtiles modifications des courants électriques. Cela nous permettra de déterminer le profil individuel de la structure des protéines de chaque patient, y compris ses anomalies. L’étape suivante sera faire bénéficier le patient d’un médicament entièrement personnalisé sur la base de ce profil.»

À la question de savoir comment l’industrie pharma développera cette multitude de médicaments personnalisés, la réponse vient aussi de l’IA: «L’application de modèles génératifs va aussi induire un changement radical dans la recherche et le développement des médicaments. Nous connaissons les modèles génératifs de chatbots, ou robots conversationnels tels que ChatGPT ou Bing. Ils sont capables de générer un langage (des phrases) en réponse à une question ou à une requête qui leur est présentée sous la forme d’une phrase. Mais ils peuvent aussi utiliser le langage des protéines (les séquences de protéines) pour concevoir une molécule adaptée à un profil individuel que nous leur soumettons. De ce fait, le délai de développement et le coût d’un nouveau médicament seront considérablement réduits.»

Neurones et scans rétiniens
«Un autre développement révolutionnaire est la technologie dite brain-on-chip, grâce à laquelle nous pouvons cultiver des neurones au départ de cellules souches et les placer sur une micropuce, après quoi ils vont interagir avec leur interface. L’interaction entre la puce et le neurone permet de faire des recherches non seulement sur la neurotoxicité de substances ou sur les mécanismes qui sous-tendent les affections neurodégénératives, mais aussi sur l’efficacité de nouveaux médicaments pour les maladies neurologiques. En parallèle à cela, l’utilisation du scan rétinien (tomographie par cohérence optique ou TCO) est également en plein essor. La rétine offre non seulement un regard unique sur le système nerveux central, mais elle s’avère aussi fournir des informations vitales sur la condition du cœur et des vaisseaux sanguins. Et, pour le traitement de cette énorme quantité de données fournies par la TCO, nous faisons à nouveau appel à l’intelligence artificielle. L’IMEC œuvre à des techniques qui rendent possibles les applications délocalisées de TCO. »

L’IMEC leader des micropuces
«Ce type d’examen exige naturellement des conditions strictement contrôlées. Pour ce faire, l’IMEC dispose à Leuven des meilleurs labos expérimentaux. L’IMEC est en outre leader dans le développement et la fabrication des micropuces extrêmement avancées nécessaires, qui se déroulent dans des salles blanches spéciales. Le développement de nouveaux médicaments se fera à l’avenir dans un labo expérimental spécial, à l’aide de modèles génératifs qui seront capables de concevoir un médicament personnalisé sur la base du profil individuel d’un patient.»

La future organisation des soins de santé
Il semble inévitable que ces modifications changent radicalement le rôle du médecin. Le professeur Latré ébauche sa vision des futurs développements. «Le médecin du futur examinera, à échéances définies et sans quitter son cabinet, une vue d’ensemble des données que le patient rassemblera lui-même dans un système de gestion de données via ses wearables et autres capteurs. Le système l’avertira en cas d’anomalies ou de bizarreries. Le cas échéant, il invitera le patient à se présenter en consultation pour discuter ensemble de ces informations. Les examens dirigés par l’IA, comme le séquençage des protéines et la TCO, compléteront le profil clinique on site et, si nécessaire, un médicament individualisé sera fabriqué en peu de temps, moyennant un dosage précis. L’utilisation d’une technologie de puce avancée réduira le temps nécessaire et le coût, si bien que la médecine ­restera accessible à tous.»

De tels changements radicaux auront certainement aussi un impact sur toute l’organisation des soins de santé, y compris sur la tâche des hôpitaux. «À l’avenir, les hôpitaux vont devenir des data organizations. Pour le moment, chaque spécialiste ou service collecte une montagne de données cliniques sur une personne, mais ces données sont stockées dans des silos distincts, qui ne sont pas reliés entre eux. La nouvelle gestion de données fera communiquer tous ces silos entre eux. Or, qui dit plus de données, dit plus de connaissances. Le tout au bénéfice du patient.»

La protection des données
Si cette vision d’avenir paraît radieuse, le Pr Latré met toutefois en garde contre tout excès d’optimisme. «L’une des questions importantes qui nous occupera, en tant que scientifiques et cliniciens, est comment préserver la sécurité de ce flux de données. Pour des questions de principe et d’éthique, nous ne pensons pas qu’il soit souhaitable que les données individuelles des patients tombent aux mains de pouvoirs publics ou d’organisations commerciales. Idéalement, chaque patient devrait pouvoir conserver ses données dans un coffre numérique. Il pourrait alors autoriser le médecin à accéder à ce coffre, en temps opportun et pour la durée de son intervention, avant de le reverrouiller. Au niveau européen, le Data Act fixe les conditions connexes d’un tel système: la sécurité juridique sur la propriété des données, la prévention du mésusage et la délimitation correcte entre les responsabilités publiques et privées. Pour le déploiement de ces principes, nous renvoyons à l’ouvrage de Tim Berners-Lee, le grand pionnier du World Wide Web, qui appelait déjà – peu de temps après le premier succès d’internet – à une gestion soigneuse des données de ses utilisateurs, développant pour ce faire un outil sur la base de la technologie SoLiD (Social Linked Data). L’Union européenne accueille cette évolution avec enthousiasme et, du côté de l’IMEC, nous sommes fiers d’y jouer un rôle de leader.»

Dire que l’application de l’IA est entre de bonnes mains dans notre pays est une litote. Nos chercheurs sont non seulement des pontes académiques et des leaders dans le développement ultra rapide de la médecine de demain. Mais ils ont aussi ce réflexe humain et éthique de mettre les intérêts du patient à l’avant-plan. Nous pouvons avoir l’assurance non seulement que nos chercheurs maîtrisent les meilleures compétences techniques, mais aussi qu’ils appliquent les meilleures normes d’éthique.

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Derniers commentaires

  • Charles KARIGER

    16 janvier 2024

    D’après Jules Romains : Brouk, Le Triomphe de la médecine

    Dr Brouk : ─ Songez que, dans quelques instants, il va sonner dix heures, que pour tous mes malades, dix heures, c'est la deuxième prise automatique de température rectale, et que, dans quelques instants, deux mille cent cinquante thermomètres rectoconnectés vont pénétrer à la fois...

    Dr Parpalaid : ─ Vous allez dire que je donne dans le rigorisme, que je coupe les cheveux en quatre. Mais, est-ce que, dans votre méthode, l'intérêt du malade n'est pas un peu subordonné à l'intérêt du ministre ?

    Dr Brouk : ─ Vous me donnez un pays peuplé de quelques milliers d'individus neutres, indéterminés. Mon rôle, c'est de les déterminer, de les amener à une telle existence médico-bureaucratique informatisée si épanouissante.

    La vérité, c'est que nous manquons tous d'audace, que personne, sauf moi, n'osera aller jusqu'au bout et coincer toute une population dans un seul fichier !

  • Marc BEAUDUIN

    03 janvier 2024

    Belle démonstration de l’importance et de l’apport de l ‘ AI en médecine …. N’oublions pas le patient avec ses inquiétudes et angoisses … Qui va y répondre ?
    Marc Beauduin MD, Ph D