L’arrivée pratique de la médecine augmentée (répondant aux défis de l’intelligence artificielle ou IA, thérapies génomiques, médecine de précision et big data) dans le milieu académique occidental, se concrétisant par la mise en place de cursus de médecins-ingénieurs dans 1 université américaine et 1 université italienne a froissé plusieurs internautes, dont des médecins.
En général, le propos avancé contre une avancée majeure de la pratique clinique à l’aide de l’IA est toujours le même : la méfiance vers le secteur politique/privé qui pourrait détourner les technologies médicales pour en faire des économies dans le secteur de soins de santé.
Ces arguments sont souvent le fruit de la séparation historique du secteur médical des autres secteurs tels le politique et l’industriel. Le manque de discussion suscite en effet souvent la méfiance !
Sans être naïfs, quels sont les risques liés aux avancés technologiques en médecine ? Est-ce que ces avancées sont détournées par le secteur politique et privé ? Pourquoi sommes-nous si en retard en Europe ?
Les besoins et les dérives du marché des technologies augmentées
Les scientifiques discutant les avancées de l’IA en médecine (les influenceurs du top 100 de #BeHealth ainsi que les organisations telles que BHCT, l’Absym et le CIUM alimentent un débat sain et fructueux depuis maintenant plusieurs années malgré un manque d’intérêt politique historique) ne sont pas naïfs à ce sujet.
Le marché des MedTech (dispositifs médicaux intelligents, applications, explorations génomiques, médecine de précision, chatbot et plateforme santé) s'impose comme un des marchés les plus prometteurs du 21ème siècle. La valeur globale du marché estimée approche rapidement le seuil des 1000 milliards de dollars. Une grosse portion du chiffre d'affaires des compagnies MedTech origine de la vente de dispositifs médicaux à une tranche de la population qui est encore en bonne santé (et relativement jeune d'âge). Ce biais de sélection peut entrainer une des dérives de la médecine augmentée, celle du monitoring constant.
À titre d'exemple, le bénéfice de la détection de fibrillation atriale par Apple Watch était en principe indiqué pour un "consumer profile" de personne âgée isolée, comme montré dans son essai clinique Apple Hearth Study (en collaboration avec le Département de Cardiologie de Stanford University). Le résultat du marché est bien différent : le Apple Watch se présente comme un dispositif acheté principalement par un public jeune, construisant petit à petit un dossier médical personnalisé complet sur smartphone et mesurant régulièrement l'activité cardiaque, physique et la biométrie, dont la prévalence de résultats anormaux sera très petite contrairement à une population plus âgée (dont seul un pourcentage minime utilise de dispositifs connectés à l'heure actuelle).
Le monitoring permanent et partage de données santé a suscité un débat important suite à des discussions avancées de partenariat entre Apple et des assureurs privés américains pour offrir un Apple Watch aux citoyens âgés.
La société occidentale évoluant vers un modèle de santé de plus en plus focalisé sur la responsabilité individuelle du patient envers son propre bien être, certains scientifiques s'interrogent en permanence sur le risque du monitoring des dispositifs médicaux.
En effet, un monitoring constant risque de pénaliser les plus démunis si ces derniers n'adoptent pas certaines mesures d'hygiène de vie (par exemple, remplir les cahiers digitaux d'activité physique en marchant un certain nombre de pas).
La pénalisation pourrait se voir sous plusieurs formes, comme par exemple l'augmentation des primes d'assurance ou le refus d'assurabilité.
Est-ce que, dans le futur, on ne pourra soigner que des gens en bonne santé ?
Est-ce que le politique détourne les avancées en IA médicalisée ?
Tout en tenant compte des dérives bien réelles de la médecine augmentée, la réalité est que le monde politique est très en retard concernant les avancées en intelligence artificielle, que cela soit en IA médicalisée ou dans d’autres secteurs (tels que le secteur économique ou industriel). Il suffit de voir à quelle vitesse la proposition d’une députée de soutenir l’initiative de la S4AI (Société pour l’implémentation de l’IA en études de santé) a été balayée en parlement fédéral. La plupart de nos représentants élus voient le challenge de l’IA comme quelque chose de très lointain dans le futur, et non pas comme une réalité (rappelons que les algorithmes IA médicalisés sont déjà en application dans la plupart des hôpitaux appartenant au top 10 mondial et ce dans plusieurs spécialités).
À quel point sommes-nous en retard en matière de technologie ?
L’Europe en général se trouve dans une situation stratégiquement difficile en matière de nouvelles technologies : nous ne possédons pas de géant technologique qui puisse faire face, en termes de chiffre d’affaires, aux GAFAMI américains (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, IBM) ou BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Dans leur pays d’origine, ces géants contribuent à l’implémentation des nouvelles technologies avec les hôpitaux académiques des universités partenaires (à titre d’exemple observer la relation symbiotique entre Apple et Stanford).
Dans les faits, les meilleurs produits conçus dans nos régions et se situant souvent dans le top 100 des meilleures sociétés retenues en matière d’intelligence artificielle, comme doc.ai (plateforme permettant d’amorcer la médecine personnalisée sur smartphone) et icometrix (analyses des IRM cérébrales) sont contraint de s’exporter aux USA afin de se développer à plein regime. Le plus souvent, les startups en MedTech qui restent en Europe s’efforcent de se faire connaître dans le milieu hospitalier, et un grand pourcentage parmi ces initiatives meurt en cours de route par manque de gain.
Est-ce que la médecine augmentée est abordable pour nos centres de soins ?
Nos hôpitaux les plus entreprenant en matière de médecine digitale se retrouvent le plus souvent à devoir assumer des couts énormes en matière d’investissement financier pour se doter d’équipement innovant, sans initiative ou vision gouvernementale commune pouvant élever quelques projets d’exception (sur le sol belge, il existe de solutions d’anamnèse digitale intelligente et dossier patient informatisé qui pourraient tenir tête aux géants américains). D’ailleurs, pour la plupart des praticiens hospitaliers les discussions autour des progrès digitaux semblent inutiles au vu du fait qu’ils utilisent encore des systèmes de communication intra-hospitaliers datant des années 90.
D’autre part, le coût des MedTech peut rarement être assumé par le médecin généraliste isolé, ce qui exclut malheureusement la médecine générale de l'évolution technologique actuellement. De plus, les médecins ne s'intéressant pas à la médecine augmentée ne voient pas leur portfolio de patients diminuer : dans un système de soins de santé basé sur solidarité sociale qui reste performant en Europe (point positif rarissime en comparaison aux autres puissances mondiales), couplé à un manque de concurrence médicale (sur le compte de la pénurie généralisée), les médecins européens ne voient pour l'instant pas de plus-value en l'adoption de pratiques augmentées.
Pourtant, à l’aide des technologies augmentées, la pratique médicale peut réellement devenir plus aisée tant pour le patient que le praticien.
Quel remède contre les dérives mais aussi le retard technologique ?
Sont rares dans le corps médical ceux qui, intéressés aux développements de l’IA en santé, voient le monde en rose. Le reste, ceux qui s’interrogent en permanence sur la méthodologie à adopter pour éviter ces dérives tout en permettant des avancées sereines, observent tous la même réalité : il manque à l’heure actuelle un cadre juridique et scientifique global aux avancées de l’IA médicalisée.
Premièrement, une structure internationale (appelez-la si vous voulez une FDA mondiale) devrait chapeauter la régularisation aux 4 coins du monde des algorithmes cliniques : nous avons besoins maintenant plus que jamais d’experts en bioéthique, droit et médecine pour définir un cadre intégré sain qui puisse limiter les dérives mais aussi permettre le développement accéléré pour le bien des patients.
Deuxièmement, je ne cesserai d’insister sur l’importance de former nos propres experts en IA appliquée, tant dans le domaine médical (les médecins ingénieurs), que dans le domaine de l’éthique, du droit et de l’économie. Nous avons une chance inouïe de disposer en Belgique même de personnes particulièrement enthousiastes et une grosse expertise pour gérer ce changement avec un bon sens humaniste, mais cela ne durera pas si, au fil des années, nous ne construisons pas un climat éducatif favorable au rajeunissement de nos intellectuels, ou si nous bloquons à l’avance le développement car le cadre sociopolitique n’est pas encore prêt : d’autres le feront à notre place.
Dernièrement, nous ne pouvons plus créer un climat de méfiance perpétuel : si les patients sont prêts à voir changer la façon dont ils sont soignés, alors travaillons main dans la main pour rattraper le retard.