Un accord vient d’être signé entre le gouvernement de Singapour et Fitbit. Faut-il s’en réjouir ou s’en inquiéter ? En tout cas il relance les questions bioéthiques dans le débat de la santé connectée.
Le marché des technologies médicales est au 21ème siècle porteur d’un potentiel immense : depuis la validation des premiers algorithmes d’intelligence artificielle médicalisée (retenons l’année 2014, validation FDA pour la détection de la fibrillation atriale par application KARDIA de AliveCor), la plupart des grosses entreprises technologiques se sont lancées dans une course contre la montre afin de créer de nouveaux besoins (et s’accaparer une part de ce nouveau marché).
On ne compte désormais plus le nombre de médecins réputés du milieu universitaire américain qui sont partis vers les GAFAMI (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, IBM) & Co pour soutenir la transition « santé » du monde industriel : ces professeurs ont aidé les entreprises à créer des produits pouvant aider les patients à non seulement performer des actions réservées avant aux médecins (comme la récolte du dossier médical), mais aussi à promouvoir leur propre santé.
C’est ainsi que nous observons, en 2019, des véritables écosystèmes de santé digitale appartenant aux géants technologiques, incluant des technologies médicales soutenant activement la médecine 4P (préventive, participative, prédictive, et personnalisée) et validées par le FDA. Alors qu’initialement ces écosystèmes étaient rejoints par les citoyens sur une base de consommation individuelle (achat d’un dispositif), un mouvement politico-économique intéressant (principalement extra-européen) a été initié par les grosses entreprises pour solidariser en masse la population aux dispositifs connectés.
Aux US et dans l’optique de ce mouvement, les partenariats principaux se font entre les entreprises et les assurances : retenons le partenariat de Aetna avec Apple, offrant un Apple Watch aux assurés si ces derniers s'engagent à changer leur style de vie (marcher plus, passer plus de temps debout, etc.). Le bénéfice est bilatéral pour l’entreprise et l’assurance : d’un côté, les ventes en masse des dispositifs sont assurées, et de l’autre, une diminution des dépenses médicales pro-capita par la baisse des complications liées aux pathologies chroniques entraînées par un style de vie plus sain.
Néanmoins, ces partenariats viennent de passer à la vitesse supérieure avec l’annonce d’un accord entre le gouvernement de Singapour et Fitbit (connue pour ses wearables traquant l’activité physique) pour inscrire des centaines de milliers de personnes résidentes dans l’état (6 millions d’habitants) à l’initiative « Fitbit Inspire ». Si le citoyen s’inscrit à l’initiative, il bénéficiera d’un dispositif Fitbit gratuit et d’un programme coaching santé personnalisé destiné à modifier l’hygiène de vie, mais s’engage aussi à souscrire à un service payant mensuel. L’initiative du gouvernement singapourien est nommée Live Healthy et s’inscrit dans un contexte de hausse des pathologies chroniques (notamment diabète et cardiopathies). D’après le directeur général de la commission singapourienne pour la promotion de la santé Zee Yoong Kang, l’idée est d’ « encourager les singapouriens à adopter une vie plus saine et stimuler les changements de comportement ».
Une telle initiative met en avant plusieurs points d’interrogation, à une époque où la notion de droits et devoir citoyens est en profonde révolution.
Sera-t-on obligés de se conformer à une notion « industrielle » de bonne santé ?
Sans considérer les grosses dérives potentielles (nous y reviendrons après), il faut reconnaître qu’une initiative à une telle grande échelle et pour un investissement du contribuable « si peu important » (10 $ par mois et par patient pour Fitbit Inspire) a de quoi vendre du rêve : les « coachs santé » (mais quels profils ont-ils ?) pourraient avoir un impact significatif sur l’hygiène de vie de la population, avec un contact 1 à 1 qui ne reste que motivationnel, loin des pressions et préoccupations de la médecine clinique (où actuellement, peu est le temps consacré à ce genre de problématique).
Pourquoi personne, au sein de nos rangs politiques, n’y a pensé avant, avec un investissement initial (peut être plus humain que digital) qui aurait rapporté gros à long terme ? Tout d’abord, notons le manque en Europe de ce genre de partenariat, du en premier lieu à l’inexistence de géant technologique dans le vieux continent. Mais le problème ne vient pas uniquement du retard dans la course technologique.
La vérité est que le milieu industriel met les gouvernements face à deux des plus gros échecs des politiques modernes : la santé (préventive) et l’éducation (à la santé).
Bien que les initiatives actuelles reposent uniquement sur l’intention individuelle du consommateur/affilié (et bientôt citoyen) de souscrire à des programmes de promotion de la santé, il faut reconnaître le danger immense du monitoring permanent. Grâce aux technologies médicales et dispositifs connectés, le « soi quantifié » (ensemble de données collectées sur l’individu) pourrait être contrôlé et exploité par les états. La bienveillance actuelle pourrait dès lors se traduire dans certains états comme une « obligation » d’adopter des mesures pour corriger l’hygiène de vie.
À la suite de ces éléments, est-ce que les états-providence continueront à payer les soins des plus démunis, qui, eux, risquent de ne pas respecter cette norme « industrialisée » de bonne santé ?
In fine, le risque le plus important est l’exclusion sociale et économique des « vrais malades », et il faut le combattre avec véhémence.
« And remember, your insurance company wants you healthy and alive, but at the end of the day, you as an individual are less important than their bottom line » (Dr. J Baron)
Derniers commentaires
Marc TOMAS
23 aout 2019Excellente mise au point. Il faut encore ajouter la dimension de responsabilité et de réparation des dommages en cas de faux positifs ou faux négatifs. Qui sera le payeur: l'industriel, le médecin, le patient en cas de d'absence de transmission des données ou d'alarmes non traitées correctement ? Le vide juridiques est vertigineux notamment en Belgique