Joseph Farber nous a quittés il y a 30 ans. Sans doute est-il inconnu de la plupart des collègues. Il était mon ami, mon père spirituel, laissez moi vous le présenter. Dès l’origine du mouvement de grève des médecins en 1964, il en fut l’une des figures de proue, avec André Wynen et d’autres, et devint une des chevilles ouvrières de la création de la Fédération des chambres syndicales de médecins, devenue aujourd’hui l’ABSyM.
Visionaire, il participa activement à la mise en place de la législation sur l’Art de guérir et sur l’Ordre des médecins, à la création du Conseil Permanent des Médecins Européens, de l’Association Médicale Mondiale. Il participa à la rédaction du Code de déontologie en Belgique, du Guide européen d’éthique médicale, de textes sur l’expérimantation humaine et sur la torture (Déclaration d’Helsinki), aidé en cela par des juristes exceptionnels, Messieurs Anrys et Jacqmot.
Défenseur inlassable des libertés fondamentales, doté d’une immense culture, gourmand de connaissances comme de bonne chère, il partageait avec générosité et m’apprit la tolérance devant les imperfections humaines. Vous l’aurez compris, il fut pour moi un guide, un mentor, une référence, un experts en bons mots parfois gaillards aussi. Son moteur était l’exigence de la liberté, avec son corollaire, la responsabilité.
30 ans plus tard, que reste-t-il de tout ce qu’il nous a apporté ? La liberté s’étiole et devient, dans le domaine de la santé, un concept démodé, presque inconvenant, la responsabilité de l’individu disparaît. La principale responsabilité invoquée à l’encontre des prestataires de soins est celle, sociétale, du respect des règles visant à l’équilibre des budgets de l’Etat. Les évolutions depuis 15 ans sont manifestes. La suprématie du bien collectif, défini par les politiques et leurs relais dans la société, écrase les libertés fondamentales des praticiens de l’art de guérir aujourd’hui rangé aux oubliettes de l’histoire au profit de l’exercice d’une profession des soins de santé hyper encadrée.
Les normes s’imposent à flux continu, glissant insidieusement du rôle de référence à celui d’injonction. Pour en assurer le respect inconditionnel, elles sont promulguées par la loi, et leur non respect sanctionné par les tribunaux, les juridictions administratives, des amendes sans jugement. Normes de programmation des hôpitaux, normes pour le matériel lourd privant les patients d’examens potentiellement salvateurs, normes de prescription, normes d’exécution. L’évidence du jour devient ainsi obligation forcée intangible. La revendication par le médecin de sa liberté, par le citoyen de la sienne, est dépeinte comme dépassée et contraire aux nécessités collectives rassemblées sous le concept flou de l’égalitarisme bien pensant, de la prise en charge – le vilain mot, comme si nos actes étaient réduits à une charge budgétaire – de chaque citoyen du berceau au tombeau. Dans un tel modèle, nul ne peut s’écarter du chemin qui lui est assigné. Les médecins acceptent de renoncer à leur liberté, ils acceptent d’être rémunérés selon leur fonction dans ce grand jeu, et pas ou plus selon le service qu’ils rendent par leur activité (forfait de fonction versus actes), leur responsabilité individuelle se noie dans celle plus formelle, plus anonyme, plus imposante à l’égard de tiers, d’une organisation, d’un groupe, d’un hôpital. Le lien entre médecin et patient s’estompe au profit d’une relation entre groupe et consommateur.
D’après certains économistes de la santé, le système devrait arrêter de s’occuper d’un patient quand la balance côuts /QUALYs est déséquilibrée. De là, sur un mode mineur, les obstacles et sanctions régnant sur les prescriptions et l’exécution d’actes diagnostiques et thérapeutiques. Même les certificats d’incapacité de travail pourront être suspects si leur nombre ou leur durée excède la norme, qui n’est jamais qu’une moyenne nationale. Parce que la moyenne est devenue la norme : calcul des forfaits médicaments, du budget hospitalier, des forfaits d’imagerie et de biologie clinique, des forfaits d’honoraires pour les séjour à basse variabilité, tous basés sur une moyenne ou une médiane des dépenses. De même pour établir une référence au-delà de laquelle nous devenons des surconsommateurs.
Au nom du bien commun, nous en sommes à accepter de nous enfermer deux mois sans être autorisés à voire nos proches, nos amis, nos connaissances, nos collègues, nos malades. Avec le même modèle de sanctions, de menaces, de directives impérieuses se donnant l’aspect d’obligations légales. Une forme soft de dictature hygiénico-sanitaire s’ajoute au mille feuille institutionnel. Le processus s’emballe : on baptise de mots banals des procédures qui le sont peu : tracing des contacts signifie fichage de la popuation, protection signifie isolement.
Bien évidemment, tant les directives que les normes ont leur sens, sont nécessaires. Ce qui est heurtant, c’est leur caractère impératif. Il ne reste plus beaucoup de place pour notre libre arbitre, nos libertés fondamentales de praticien (de choix, diagnostique, thérapeutique) qui sous-tendent la nécessaire autonomie professionnelle, en bref pour la pratique de l’art de guérir. Quant au patient, plus la société parle de le placer « au centre », plus il perd lui aussi son libre choix : substitution de médicaments, non accès à certains soins en raisons des normes et des programmation en tout genre, demain inscription obligatoire dans une pratique de quartier, et itinéraires de soins imposés. Sans oublier les atteintes au secret médical.
La nouvelle génération se révoltera-t-elle ? Oui, sans doute, et je l’espère, on en a vu des premiers frémissements durant cette crise du COVID-19. J’aime à penser que les convictions de Joseph Farber pourraient les y aider.