Et si «l’empire des sens» était révolu? (Ph. A. Coucke)

L’observation, depuis la nuit des temps, fait partie de «l’art médical». Elle fait appel à l’utilisation de plusieurs sens, dont la vue (l’inspection), l’ouïe, le toucher et, dans une moindre mesure, l’odorat et le goût (ces deux derniers ayant quasiment été éliminés complètement de la démarche).

Nos sens sont faillibles, et la question se pose aujourd’hui de savoir si nous ne pouvons pas les remplacer par la technologie, plus à même d’analyser rapidement, de façon fiable et reproductible certains signes cliniques. Ce constat sera illustré par quelques exemples sélectionnés dans les domaines de la vision, de l’ouïe et de l’odorat.

Introduction

Depuis la nuit des temps, l’art de guérir se base sur l’observation. On attribue à Hippocrate de Kos (460-377 avant J-C) l’approche de la médecine basée sur l’art de relever méticuleusement et scrupuleusement des signes pathologiques. Cette paternité de la médecine d’observation est parfois remise en question (1). Héraclite d’Éphèse (6e siècle avant J-C), un siècle donc avant Hippocrate, avait déjà disserté sur l’importance des «choses qu’il est possible de percevoir par la vue, le toucher, l’ouïe, le nez, la langue et l’intelligence… pour former un jugement».

L’approche basée sur l’observation clinique va quasiment totalement disparaître par la suite, à l’exception de quelques poches de résistance (comme, par exemple, la médecine dans le monde arabe), laissant place à une réelle caricature de «l’art de guérir» de mise dans quasiment tout l’Occident. Cet état de fait va d’ailleurs perdurer pendant plusieurs siècles. Il va falloir attendre jusqu’au 19e siècle pour atteindre à nouveau le niveau de qualité qui était celui du 2e siècle après J-C (2).

On constate que depuis 200 ans les examens techniques (en particulier l’imagerie médicale et les tests biologiques) ont progressivement envahi le monde médical, au point de dévaloriser la sémiologie (2, 3), induisant ce que certains ont taxé de «paresse clinique» (4). L’inspection (ce qui est repérable visuellement) et l’observation (qui fait appel à nos sens) ont de facto cédé du terrain au profit de cette technologie omniprésente. Elle n’a de cesse d’évoluer, et cette progression est aujourd’hui exponentielle, en particulier depuis le développement de l’intelligence artificielle (IA), provoquant ainsi une réelle disruption (une cassure) dans la pratique médicale. Toutefois, certains nous mettent en garde car «rien ne serait plus dangereux qu’un fossé entre les aspects techniques et humanistes de l’exercice médical» (2).

Cette progression technologique omniprésente et galopante ne serait-elle pas à l’origine d’un paradoxe ultime? N’est-ce pas là justement l’occasion parfaite pour redonner un sens au métier de soignant, en automatisant tout ce qui peut l’être? Le temps précieux ainsi épargné pourrait être mis à profit plus que judicieusement pour cultiver l’empathie, promouvoir l’accompagnement, stimuler la compréhension (holistique), et investir dans l’explication et la coordination des trajets de soins des patients (ou de façon plus générale de la santé, dans sa définition globale qui est celle de l’Organisation Mondiale de la Santé)?

À cela, ajoutons aussi une énorme variabilité individuelle concernant l’utilisation même de nos sens, d’une part, et un émoussement progressif de ceux-ci au fil de l’âge (du soignant), d’autre part. Pour toutes ces raisons, ne devrions-nous pas résolument embrasser ces avancées technologiques et réorienter résolument le métier vers la relation humaine? L’écoute, la discussion et l’établissement d’une relation respectueuse de l’autre prennent dès lors toute leur place, place qu’ils ont malheureusement perdue au profit de la multiplication des actes financièrement valorisés (3).

Le secteur du développement et de la recherche investit aujourd’hui massivement dans le développement de systèmes «substituts» au sens humain. Ces techniques sont souvent même inspirées de ceux-ci (5). Nous allons rapidement en évoquer un certain nombre, intentionnellement limité. Elles remplacent avantageusement certains de nos sens parce qu’elles sont généralement plus rapides, plus fiables et plus efficientes.

La vision

L’inspection visuelle d’un patient permet de détecter facilement (et parfois quasi immédiatement) certains signes cliniques évocateurs de la présence de maladies particulières. La liste de ces signes cliniques est longue. Nous n’en ferons bien entendu pas l’énumération exhaustive, mais quelques exemples illustrent bien la capacité que nous avons de «voir un diagnostic». Dès le premier regard porté sur le patient, en regardant simplement son visage et son cou, on peut d’emblée déceler certains signes suggestifs de maladies (par exemple, la turgescence jugulaire dans un contexte de syndrome de veine cave supérieure). S’il vous tend la main en rentrant dans votre bureau de consultation, vous pourriez observer un érythème palmaire qui vous fera éventuellement penser à une cirrhose hépatique. On regardera aussi la forme de ses mains, car si le sujet présente une déviation cubitale au niveau des articulations métacarpo-­phalangiennes et une subluxation palmaire, on évoquera la polyarthrite rhumatoïde.

La peau est bien entendu un élément immédiatement apparent pendant cette inspection première. Nous allons nous y attarder. Le soignant tentera d’y déceler des anomalies, par exemple de la coloration, la présence ou non de certaines éruptions ou de lésions qui peuvent mettre sur la piste d’un éventuel diagnostic oncologique.

Cette inspection visuelle de la peau du corps entier est effectivement fondamentale pour la détection précoce de lésions cutanées cancéreuses, en particulier le mélanome. On nous enseigne, en sémiologie, la fameuse règle «ABCDE»: «A» pour asymétrie (par opposition à rond et symétrique), «B» pour bord (régulier où irrégulier), «C» pour coloration (homogène ou polychrome), «D» pour diamètre (plus ou moins que 6mm) et «E» pour évolutivité (rapidité de croissance). Toutefois, la littérature nous rappelle que le taux d’erreur à l’interprétation des lésions pigmentées de ce type semble bien être élevé. Nous ne pouvons pas nous contenter de faire confiance uniquement à nos capacités visuelles pour différencier une lésion d’apparence bénigne d’une lésion maligne. Nos limites sont telles que l’on évoque la nécessité d’autres moyens pour assurer un diagnostic correct (6). Aujourd’hui, l’IA nous vient en aide, et permet même a des personnes sans expertise particulière en dermatologie de poser un diagnostic différentiel correct. Si on prend une application telle que DermaScan® (application téléchargeable sur un smartphone, marquée CE), son utilisateur serait capable d’identifier 588 maladies de la peau! Selon les concepteurs, la précision globale serait de 97% (sensibilité de 73%, spécificité de 95%). Plusieurs publications démontrent l’avantage potentiel de telles applications en 1ère ligne, car médecins généralistes et infirmières – aidés par ce type de technologie – obtiennent plus de diagnostics qui concordent effectivement avec ceux posés par les dermatologues (7).

Quand il s’agit de détecter un mélanome, on peut faire appel à une application dédiée comme Nomela®. Dans des études menées en Écosse et en Angleterre, on atteint 100% de sensibilité (capacité de donner un résultat positif lorsque l’hypothèse est vérifiée) pour des lésions de type non-mélanome. Ce genre de résultat élimine bien entendu la nécessité d’envoyer ce patient pour un second avis chez un dermatologue.

Indubitablement, l’IA fait massivement irruption en dermatologie, que ce soit pour différencier des lésions cutanées bénignes et malignes, pour améliorer le diagnostic et le suivi de maladies inflammatoires de la peau (comme le psoriasis), pour la spécification et le suivi des ulcères cutanés, ou même pour prédire le devenir clinique d’une lésion cutanée (8, 9). Bien évidemment, il y a encore de multiples difficultés et barrières à surmonter pour une utilisation à large échelle de telles applications. Dans la liste des difficultés, relevons d’abord les biais de sélection: on a effectivement pu mettre en évidence qu’il y a peu de patients de couleur dans les études menées pour construire et valider l’algorithme. Il y a par ailleurs aussi des difficultés en matière de standardisation. Mais plus important encore, la mise en place de telles applications en routine clinique nécessite un changement culturel au niveau du corps médical. Seuls 23% des dermatologues interrogés semblent réellement au courant et comprennent les tenants et les aboutissants de l’IA. Beaucoup ne réalisent pas l’imminence de l’émergence inéluctable dans leur domaine de prédilection, même si a priori 77% sont d’accord que l’IA est là pour les aider à améliorer les diagnostics (10, 11).

Les biais en matière de sélection de patients (certaines couleurs de peau sont sous-représentées dans les études) affectent lourdement l’efficacité des réseaux neuronaux en IA et remettent en question sa validité externe (en dehors de la cohorte initiale utilisée pour l’établissement du modèle et la validation interne) (12). Pour améliorer la transparence de cette IA, et éviter les biais de sélection, le MIT Media Lab a comparé le Fitzpatrick Skin Test (FST), basé sur des annotations de dermatologues expérimentés sur un set d’images issues d’atlas et de livres de dermatologie, à un algorithme automatique (Individual Typology Angle, ITA-FST) afin de définir la coloration de la peau (12, 13). Il en ressort que l’algorithme n’est pas aussi fiable que les experts pour classer les types de peau en fonction de leur coloration. Par conséquent, pour éliminer efficacement les biais de sélection quand on valide un algorithme, il faut encore faire appel (du moins dans l’immédiat) à des experts humains. Et cette démarche est absolument nécessaire si l’on veut éviter d’accentuer les iniquités déjà existantes en matière de soins (14). Dans le cas contraire, l’algorithme ne pourra pas servir pour les personnes dont la couleur de la peau ne correspond pas à celle de la cohorte utilisée pour la construction du modèle.

Même si l’on peut comprendre l’appréhension des spécialistes dans le domaine de la dermatologie (un domaine parmi beaucoup d’autres en médecine où l’IA bouscule les certitudes), il est déjà évident aujourd’hui que la crise sanitaire, avec son accessibilité réduite aux soins de santé, a retardé significativement les diagnostics. Cette situation est plus que délétère, en particulier pour les cancers cutanés (15). Le retard accumulé en oncologie, de façon générale, ne sera pas résorbé avant 2033. Et pour cela, il faudrait que le secteur de la santé puisse fonctionner 5% au-dessus de la capacité qui était sienne avant la crise sanitaire. Rien n’est moins certain, si l’on tient compte de la crise actuelle, avec son manque criant en ressources humaines et financières (16). Dans une telle constellation, il n’y a finalement pas d’autres solutions que de faire appel massivement aux nouvelles technologies. La bonne nouvelle c’est que cette IA atteint des niveaux au moins comparables à ceux obtenus par des dermatologues chevronnés (17). Et pour rendre la technologie vraiment accessible à tous, et proposer un screening de masse, le Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Boston a développé une IA capable d’indiquer, sur des prises de vue grand angle, la présence où non de lésions pigmentées suspectes. On envisage d’utiliser ce type de technique pour trier les personnes afin d’éviter de surcharger les dermatologues inondés par des demandes en tous genres (18).

L’ouïe

Nous écoutons les patients attentivement (certains soignants plus que d’autres), et ce dès le premier contact. Cette écoute est précieuse et complexe, précieuse parce qu’elle permet d’établir le lien, difficile et complexe, car non dénuée de sentiments divers et variés, dans un contexte où nous sommes poussés par des contraintes temporelles et financières.

En tendant l’oreille, on est parfois capable d’identifier des sons qui signent la présence de certaines maladies (exemple typique: les altérations de la tonalité dans un contexte d’atteinte des cordes vocales). Par contre, la presbyacousie nous guette tous à partir d’un certain âge, et limitera donc de facto nos capacités auditives. Rappelons, à toutes fins utiles, que celles-ci sont de toute façon largement inférieures à celles observées dans le monde animal (l’être humain entend des sons entre 16 hertz – sons graves – et 20.000 Hertz – sons aigus – tandis qu’un chien entend des sons dont la fréquence varie entre 20-40 Hertz et 60.000 Hertz).

La captation du son fait partie intégrante du processus diagnostique: cette auscultation a pour but d’évaluer le fonctionnement de divers organes internes. La technique n’est pas nouvelle. Elle est installée définitivement dans la pratique médicale par l’invention du stéthoscope par René Laennec (1781-1826), conçu au départ pour éloigner pudiquement l’oreille du médecin de la poitrine du sujet. Laennec s’intéresse d’abord aux bruits provoqués à la percussion thoracique, méthode initialement décrite par Joseph Leopold von Auenbrugger (1722-1809). Pour la petite histoire, ce médecin autrichien, fils d’aubergiste, utilisait cette technique de percussion sur des tonneaux de vin dans l’auberge de son père pour en évaluer le degré de remplissage.

Aujourd’hui, les soignants utilisent encore le stéthoscope pour distinguer les bruits provenant de divers organes. Ils déterminent par exemple la fréquence, l’intensité, la durée et la qualité du bruit. Mais l’engin qui symbolise le métier médical ne nécessite plus forcément une oreille experte. Même l’expertise des «champions» de l’auscultation est remise en question. Au congrès de cardiologie de Londres en 2015, un chercheur californien a mentionné les résultats d’une étude effectuée sur plus de 1.000 cardiologues diplômés, démontrant finalement que les capacités auscultatoires des cardiologues s’émoussent au cours du temps. Pour les maintenir, il faut un entraînement répété et régulier.

On voit de plus en plus d’annonces concernant les stétho­scopes intelligents, capables d’interpréter seuls les bruits auscultatoires. Plus besoin finalement d’être un cardiologue expérimenté et entraîné. Si, en plus, ce stéthoscope est doté d’un dispositif capable de faire un électrocardiogramme (à une seule dérivation, comme avec l’Eko DUO), on ne s’étonnera plus de voir des généralistes poser aisément le diagnostic d’insuffisance cardiaque avec baisse de fraction d’éjection ventriculaire. Ce genre de diagnostic est habituellement posé à l’hôpital, même si le patient se présente préalablement chez son généraliste avec des symptômes (19). Ce type de technique permet donc de diagnostiquer en 1ère ligne, précocement et facilement, de façon peu coûteuse et non invasive, une pathologie qui bénéficie amplement d’une prise en charge rapide.

Les pneumologues sont également des professionnels de l’auscultation, même si tout le monde s’accorde à dire qu’il y a une variabilité marquée entre différents observateurs en matière d’interprétation des bruits respiratoires, ladite interprétation étant fortement dépendante de l’expertise et des connaissances (20). Dans ce domaine aussi, les stéthoscopes digitaux et intelligents font irruption. Ils se démocratisent au point que, par exemple, ils sont vendus à des jeunes parents (sans aucune expertise) pour écouter les bruits respiratoires de leur enfant, afin de détecter, voire de distinguer différents types d’anomalies (un exemple de stéthoscope électronique à domicile disponible sur le marché: le StethoMe®). L’affranchissement de l’oreille humaine dans cette démarche d’auscultation ouvre la porte à des stéthoscopes sans tubulure, voire des stéthoscopes miniaturisés portables pour un enregistrement en continu des bruits cardiorespiratoires (21).

La voix comme biomarqueur

La voix peut être utilisée comme un biomarqueur (élément objectif et mesurable qui représente un processus biologique et/ou pathologique, ou un moyen d’évaluation de réponse à un traitement donné). Un biomarqueur est donc utile dans les domaines du diagnostic, de la classification des anomalies, pour le monitoring à distance et pour l’établissement d’un pronostic (22). On a récemment démontré que ce biomarqueur est capable de prédire la survenue de maladies cardiovasculaires (23). Dans la décompensation cardiaque aiguë, l’analyse vocale à distance permet d’évaluer facilement et de façon non invasive l’état du patient, ouvrant ainsi la porte à une réduction des hospitalisations (24). Les limites de cette IA (classiques, comme les biais de sélection des patients et des échantillons vocaux, l’adhésion des patients) ont été extensivement discutées dans un éditorial accompagnant, mais on y souligne surtout l’importance de l’accessibilité équitable à ces technologies innovantes, quelle que soit la provenance socio-économique (25).

L’écoute de ce que le patient nous dit, ainsi que sa manière de le dire peuvent nous en apprendre énormément sur sa personnalité et sa santé mentale. La manière de le dire (le ton et l’intensité par exemple) nous informe sur les émotions, les peurs, l’état d’excitation (22). Il n’est donc pas étonnant que plusieurs équipes de recherche s’intéressent aujourd’hui à l’utilisation de ce biomarqueur dans le domaine des maladies neurodégénératives.

Dans la maladie de Parkinson, les troubles vocaux sont fréquents et particulièrement précoces (26), mais ils passent souvent inaperçus. La précocité des altérations vocales dans le processus pathologique n’est pas étonnant compte tenu de la complexité et de la finesse requise pour le contrôle moteur des cordes vocales (beaucoup plus délicat comparativement au contrôle des membres inférieurs). Il existe donc plusieurs publications faisant état d’un phonème identifiable qui signe la présence de la maladie. Ce qui est particulièrement intéressant d’un point de vue efficience, c’est que ce dernier peut être obtenu par smartphone, et en plus il est de qualité suffisante pour permettre une analyse fiable (27). Certains chercheurs utilisent actuellement des sons récoltés par smartphone, associés avec l’image faciale, pour déterminer le plus rapidement possible les premiers signes de la maladie (28). Pour d’autres, l’absence de tests objectifs nous pousse à envisager d’utiliser la voix comme alternative pour le screening de masse, voire pour mesurer l’efficacité éventuelle d’un traitement de façon longitudinale. C’est le cas dans le contexte de la Parkinson Voice Initiative, qui a récolté en un temps record la voix de plus de 10.000 volontaires, afin de permettre d’identifier des caractéristiques vocales ayant un pouvoir discriminatif (29). 

Pour la maladie d’Alzheimer et d’autres troubles neurocognitifs, l’analyse de la voix (la fluence, l’hésitation, la cadence), mais aussi de la syntaxe, de la sémantique et de la richesse lexicale, semble bien représenter un moyen fiable et peu coûteux en matière de détection de signes précoces (30, 31). On n’exclut pas non plus de pouvoir préciser par ce biais de quel type de troubles cognitifs il s’agit (31).

En santé mentale, on peut aisément imaginer que l’expression vocale change en fonction du niveau de stress. On peut donc, là aussi, évoquer l’utilité d’un biomarqueur vocal (32), facile à utiliser par le biais d’un smartphone. Le prestigieux laboratoire Lincoln, qui fait partie du MIT, travaille sur un outil de screening qui permet de détecter le stress post-traumatique en analysant la «hauteur, le grincement et la dynamique articulatoire» dans la voix d’une personne, d’abord pour répondre à la demande militaire, mais aussi pour une application civile (33). La dépression se traduit également dans la voix, et l’analyse du profil acoustique peut permettre d’en déterminer la sévérité (34). Les auteurs argumentent par ailleurs qu’il s’agit là d’une approche nettement plus objective par rapport à des questionnaires établis, dans lesquels les patients ont plutôt tendance à répondre de façon socialement acceptable, ce qui ne reflète donc pas la réalité.

Pendant la crise sanitaire liée au Covid-19, on a vu une réelle explosion dans le domaine des biomarqueurs vocaux. Ceux-ci sont utilisés, avec l’enregistrement de la toux et des bruits respiratoires, pour poser le diagnostic de Covid-19 (35). L’analyse longitudinale dans le temps (audiodynamique) permet de prédire l’éventuelle progression de la maladie et facilite par conséquent la planification des capacités hospitalières en temps de crise (36). La voix peut aussi être utilisée pour évaluer la résolution des symptômes après le Covid-19, en particulier la persistance de la fatigue (37, 38).

La crise sanitaire a été un réel «booster» dans le domaine. L’avenir nous dira quelles applications persisteront, mais le domaine est plein d’opportunités, et l’industrie l’a bien compris.

L’odorat

L’odorat comme moyen diagnostique remonte à l’époque d’Hippocrate, qui postulait que certaines maladies provoquent des changements des odeurs corporelles. L’utilisation de l’odorat a d’ailleurs été reprise d’abord par Gallien de Pergame en Turquie (129-201 de notre ère) et par la suite par Avicenne en Iran (Ibn Sina, 980-1037) (39).

Effectivement, il existe un certain nombre de maladies qui changent l’odeur corporelle, car elles modifient les processus biochimiques, et deviennent ainsi potentiellement détectables par l’odorat humain. Mais nous faisons pâle figure en comparant notre capacité olfactive à celle rencontrée dans le monde animal. La littérature foisonne d’exemples concernant la capacité animale à détecter des odeurs signatures de maladie (pas seulement des chiens, exemples devenus plus que classiques, mais également des fourmis) (40). Il est clair qu’il ne s’agit pas d’une solution pratique, car on voit mal comment introduire l’animal en clinique. Il y a d’ailleurs eu plusieurs initiatives pour utiliser des chiens renifleurs pour détecter le Covid-19, mais elles n’ont pas été implémentées. Par contre, certains chercheurs partent aujourd’hui de cette capacité olfactive exceptionnelle des chiens pour identifier la possibilité d’utiliser une signature spécifique de composants volatils organiques (CVO) afin de l’implémenter dans un développement technologique, un nez électronique (41).

Certains CVO aboutissent dans la transpiration, l’haleine ou l’urine de l’individu et peuvent donc facilement être «reniflés», même par l’homme. C’est le cas, par exemple, pour l’ammoniaque chez les patients en insuffisance rénale, l’odeur de poisson cru dans l’insuffisance hépatique ou l’odeur fruitée caractéristique de la cétose diabétique. La liste est longue et se complète étonnamment par les maladies mentales. On observe par exemple dans certaines formes de psychose une négligence de l’hygiène personnelle, qui se traduit par une halitose, phénomène qui peut signer une mauvaise compliance au traitement et la rechute. À l’inverse, et de façon tout à fait intéressante, particulièrement dans le contexte actuel (42), la réduction/altération de la capacité olfactive chez des patients potentiellement à risque de psychose (en particulier la schizophrénie) pourrait être un élément clé dans le diagnostic précoce de la maladie mentale (43).

Ce qui est vrai pour des maladies mentales l’est tout autant dans le domaine de la neurologie. En 2015, une infirmière écossaise, Joy Milne, a fait la une des journaux car elle est capable de détecter la maladie de Parkinson par l’odeur (44). À partir de cette observation, les chercheurs ont développé plusieurs techniques (essentiellement de la spectrométrie) qui permettent de «renifler» un écouvillon de peau, et ainsi poser le diagnostic de la maladie de Parkinson (45, 46). La maladie de Parkinson est caractérisée par la présence d’un sébum abondant et cireux (taxé de séborrhée), contenant plusieurs composants, excellents candidats biomarqueurs volatils organiques.

À partir de ce constat, le développement et la recherche ont débouché sur différentes méthodes capables d’analyser le «volatilome» de provenances différentes (haleine, urine, sang, sébum par exemple) afin de poser un diagnostic. La technologie développée doit idéalement répondre aux critères suivants: facile et rapide, efficiente, fiable, miniaturisée, sans risque pour le patient, avec une sensibilité et une spécificité élevées, et si possible ne nécessitant pas d’expertise particulière à son utilisation.

Dans les annonces les plus récentes dans ce domaine, relevons par exemple les travaux effectués à San Diego en Californie par la société Cardea (sponsorisée par la fondation de Bill et Melinda Gates pour un montant de 1,1 million de dollars) (47). On y développe un Biosignal Processing Unit, un nez électronique basé sur la technologie de semiconducteurs biocompatibles (en réalité une puce en graphène avec des récepteurs d’odeurs provenant d’insectes), capable de traduire une information biologique en signal électrique. La technologie est en priorité développée pour la détection de maladies infectieuses, en particulier dans les pays en développement. À l’université de Freiburg en Allemagne, on vise à développer une puce capable de détecter les antibiotiques dans l’air exhalé, utilisable pour mesurer la compliance et pour personnaliser le traitement en fonction du résultat obtenu (48). Il s’agit d’un biocapteur micro-fluidique porteur de protéines (fixées sur un film polymère) capables de reconnaître des antibiotiques (comme la pénicilline par exemple). Un peu dans ce même esprit, il y a également les travaux qui mettent en exergue la possibilité d’utiliser un nez électronique à base de semi-conducteurs à oxyde métallique afin de prédire la réponse à un traitement de modulation de la réponse immunitaire – très en vogue actuellement en cancérologie – et ce par l’analyse des CVO dans l’air exhalé (49).

Au vu des développement récents dans le domaine, le constat est une fois de plus lapidaire: la technique a largement dépassé le sens humain.

Conclusions

La disruption technologique dans le monde des soins modifie en profondeur «l’art médical». On évolue progressivement vers des «strates de sens», constituées de l’utilisation des sens humains – classiquement mis à contribution dans le processus du diagnostic, du traitement et du suivi du patient – et de divers capteurs (des ressources extra-somatiques) capables de mesurer et d’interpréter des signes corporels en tous genres, le tout enchevêtré et interagissant, se nourrissant réciproquement et de façon récursive (50).

Même si certaines technologies nous permettent de mieux percevoir et quantifier certains signes cliniques, il n’en reste pas moins que nous évaluons un patient également de façon subjective. Cette impression générale sera de toute façon plus difficile à capter par une technologie quelconque, du moins dans un avenir immédiat. Rappelons-nous aussi que la technologie est censée nous aider à gagner du temps au profit de la dimension humaine du métier de soignant.

  • Service de Radiothérapie, CHU de Liège; École de Santé Publique, Faculté de Médecine, ULiège

  • 1. Longhi V. Hippocrate a-t-il inventé la médecine d’observation? Cahiers «Mondes Anciens» histoire et anthropologie des mondes anciens, 2018, 11, https://doi.org/10.4000/mondesanciens.2127.

    2. Hoerni B, Bénézech M. Les aléas de l’examen clinique. Histoire des sciences médicales. 1996 Tome XXX, 2, 205-213.

    3. Faustinella F. The power of observation in clinical medicine. Int J Med Educ 2020;30(11):250-1.

    4. Villey R, Mandonnet C, Campbell P. Histoire du diagnostic médical. Paris, Masson, 1976.

    5. Svechtarova MI, Buzzacchera I, Toebes BJ, et al. Sensor devices inspired by the five senses: a review. Electroanalysis 2016;28(6):1201-41.

    6. Dinnes J, Deeks JJ, grainge MJ, et al. Visual inspection for diagnosing cutaneous melanoma in adults (review). Cochrane Database of Systematic Reviews 2018;112 CD013194.

    7. Jain A, Way D, Gupta V, et al. Development and assessment of an artificial intelligence-based tool for skin condition diagnosis ,by primary care physicians and nurse practitioners in tele-dermatology practices. JAMA Netw open 2021;4(4):e217249.

    8. Mahmood F, Bendayan S, Ghazawi FM Livinov IV. Editorial: the emerging role of artificial intelligence in dermatology. Front Med 2021; https://doi.org/10.3389/fmed.2021.751649.

    9. Du AX, Emam S, Gniadecki R. Review of machine learning in predicting dermatological outcomes. Front Med 2020; https://doi.org/10.3389/fmed.2020.00266.

    10. Polesie S, Gillstedt M, Kittler H, et al. Attitudes towards artificial intelligence within dermatology: an international online survey. BJD 2020;183:158-92.

    11. Gomolin A, Netchiporouk E, Gniadecki R, Litvinov I. Artificial intelligence applications in dermatology: where do we stand? Front Med 2020; https://doi.org/10.3389/fmed.2020.00100.

    12. Groh M, Harris C, Soenksen L, et al. Evaluating deep neural networks trained on clinical images in dermatology with the Fitzpatrick 17k dataset. MIT Media Lab 2021; https://www.media.mit.edu/publications/evaluating-deep-neural-networks-trained-on-clinical-images-in-dermatology-with-the-fitzpatrick-17k-dataset/  Dernière consultation en ligne, le 17 décembre 2022.

    13. Groh M, Harris C, Daneshjou R, Badri O, Koochek A. Towards transparency in dermatology image datasets with skin tone annotations by experts, crowds, and an algorithm. MIT Media Lab 2022; https://www.media.mit.edu/publications/towards-transparency-in-dermatology-image-datasets-with-skin-tone-annotations-by-experts-crowds-and-an-algorithm/  dernièer consultation en ligne, le 19 décembre 2022

    14. Adamson AS, Smith A. Machine learning and health care disparities in dermatology. JAMA Dermatol 2018;154(11):1247-8.

    15. Marson JW, Maner BS, Harding TP, et al. The magnitude of COVID-19’s effect on the timely management of melanoma and nonmelanoma skin cancers. J AM Acad Dermatol 2021;84(4):1100-3.

    16. Thomas C, Poku-Amanfo E, Patel P. The state of health and care 2022. Institute for Public Policy Research, 2022. https://www.ippr.org/files/2022-08/state-of-health-and-care-march-22.pdf Dernière consultation en ligne, le 19 décembre 2022.

    17. Das K, Cockerell CJ, Patil A, et al. Machine learning and its application in skin cancer. Int J Environ Res Public Health 2021;18:13409.

    18. Soenksen LR, Kassis T, Coinover ST, et al. Using deep learning for dermatologist-level detection of suspicious pigmented skin lesions from wide-field images. Sci Transl Med 2021;13(581):eabb3652.

    19. Bachtiger P, Petri CF, Scott FE, et al. Point-of-care screening for heart failure with reduced ejection fraction using artificial intelligence during ECG-enabled stethoscope examination in London, UK: a prospective, observational, multicentre study. Lancet Digit Health 2022; https://doi.org/10.1016/s2589-7500(21)00256-9.

    20. Kim Y, Hyon Y, Lee S, et al. The coming era of a new auscultation system for analyzing respiratory sounds. BMC Pulm Med 2022; 22:119.

    21. Lee SH, Kim YS, Yeo MK, et al. Fully portable continuous real-time auscultation with a soft wearable stethoscope designed for automated disease diagnosis. Science Advances 2022;8(21):5867.

    22. Fagherazzi G, Fischer A, Ismael M, Despotovic V. Voice for health: the use of vocal biomarkers from research to clinical practice. Digit Biomark 2021;15:78-88.

    23. Deep Sigh Sara J, Maor E, Orbelo D, et al. Noninvasive voice biomarker is associated with incident coronary artery disease events at follow-up. Mayo Clinic Proc 2022;97(5):835-46.

    24. Amir O, Abraham WT, Azzam ZS, et al. Remote speech analysis in the evaluation of hospitalized patients with acute decompensated heart failure. J Am Coll cardiol 2022;10(1):41-9.

    25. Ravindra NG, Kao DP. Extracting vocal biomarkers for pulmonary congestion with a smartphone app. J Am Coll Cardiol 2022;10(1):50-1.

    26. Ma A, Lau KL, Thyagarajan D. Voice changes in Parkinson’s Disease: what are they telling us? J Clin Neurosci 2020;72:1-7.

    27. Motin MA, Pah ND, Rgahav S, Kumar DK. Parkinson’s disease detection using smartphone recorded phonemes in real world conditions. IEEE Access 2022;10:97600-9.

    28. Lim WS, Chiu S, Wu MC, et al. An integrated biometric voice and facial features for early detection of Parkinson’s Disease. npj Parkinson’s Disease 2022;8:145.

    29. Arora S, Tsanas A. Assessing Parkinson’s Diseases at scale using telephone-recorded speech: insights from the Parkinson’s Voice initiative. Diagnostics 2021;11(10):1892.

    30. Martinez-Nicolas I, Llorente TE, Martinez-Sanchez F, Meilan JJG. Ten years of research on automatic voice and speech analysis of people with Alzheimer’s disease and mild cognitive impairment: a systematic review article. Front Psychol 2021;12:620251.

    31. Shoaip N, Rezk A, El-Sappagh S, et al. Alzheimer’s disease diagnosis based on a semantic rule-based modeling and reasoning approach. Computers, Materials & Continua 2021;69(3):31-3548.

    32. Abbasi J. Using speech markers to diagnose PTSD. JAMA 2019;321(22):2155.

    33. Lincoln Laboratory, Massachusetts Institute of Technology. Vocal biomarker-based PTSD screening tool. https://www.ll.mit.edu/r-d/projects/vocal-biomarker-based-ptsd-screening-tool Dernière consultation en ligne le 20 décembre 2022.

    34. Zhao Q, fan HZ, Li YL, et al. Vocal acoustic features as potential biomarkers for identifying/diagnosing depression: a cross-sectional study. Front Psychiatry 2022;13:815678.

    35. Despotovic V, Isamel M, Cornil M, Mc Call R, Fagherazzi G. Detection of COVID-19 from voice, cough and breathing patterns: dataset and preliminary results. Comput Biol Med 2021;138:104944.

    36. Dang T, Han J, Xia T, et al. Exploring longitudinal cough, breath and voice data for COVID-19 progression prediction via sequential deep learning: model development and validation. J Med Internet Res 2022;24(6):e37004.

    37. Fagherazzi G, Zhang L, Higa E, et al. A voice-based biomarker for monitoring symptom resolution in adults with COVID-19: findings from the prospective Predi-COVID cohort study. PLOS Digit Health 2022;1(10):e0000112.

    38. Elbéji A, Zhang L, Higa E, et al. Vocal biomarker predicts fatigue in people with COVID-19: results from the prospective Predi-COVID cohort study. BMJ Open 2022;12:e062463.

    39. Coucke PA. La médecine du futur. Poser un diagnostic: avez-vous du flair? Rev Med Liège 2019;74(11):611-5.

    40. Piqueret B, Bourachot B, Leroy C, et al. Ants detect cancer cells through volatile organic compounds. iScience 2022;25(3):103959.

    41. Guest C, Harris R, Sfanos KS, et al. Feasibility of integrating canine olfaction with chemical and microbial profiling of urine to detect lethal prostate cancer. Plos One 2021; https://doi.org/10.1371/journal.pone.0245530. Dernière consultation en ligne le 15 décembre 2022.

    42. Vasile CI, Vasile MC, Zlati ML, et al. Post COVID-19 infection psychosis: could SARS-CoV-2 virus infection be a neuropsychiatric condition that triggers psychotic disorders? A case-based short review. Infection and Drug Resistance 2022;15:4697-705.

    43. University Of Melbourne. “Could You Suffer From Psychosis? The Nose Knows.” ScienceDaily. ScienceDaily, 29 October 2003. www.sciencedaily.com/releases/2003/10/031029064717.htm Dernière consultation en ligne, le 15 décembre 2022.

    44. Kwon D. A supersmeller can detect the scent of Parkinson’s disease, leading to an experimental test for the illness. Scientific America,  2022 https://www.scientificamerican.com/article/a-supersmeller-can-detect-the-scent-of-parkinsons-leading-to-an-experimental-test-for-the-illness/  Dernière consultation en ligne, le 15 décembre 2022.

    45. Trivedi DK, Sinclair E, Xu E, Sarkar D. Discovery of volatile biomarkers of Parkinson’s disease from sebum. ACS Cent Sci 2019;5(4):599-606.

    46. Sarkar D, Sinclair E, Lim SH, Walton-Doyle C. Paper spray ionization ion mobility mass spectrometry of sebum classifies biomarker classes for the diagnosis of Parkinson’s disease. JACS Au 2022,2(9):2013-22.

    47. Precision Medicine. Cardea Bio’s electronic nose will detect infectious disease. Precision Medicine 2022; https://www.insideprecisionmedicine.com/topics/molecular-dx-topic/infectious-disease-diagnostics/cardea-bios-electronic-nose-will-detect-infectious-diseases/ Dernière consultation en ligne 15 décembre 2022.

    48. Ates HC, et al Biosensor-enabled multiplexed on-site therapeutic drug monitoring of antibiotics. Advanced Materials 2021 doi.org/10.1002/adma.202104555.

    49. de Vries R, Muller M, van der Noort V, et al. Prediction of response to anti-PD-1 therapy in patients with non-small-cell lung cancer by electronic nose analysis of exhaled breath. Ann Oncol 2019;30(10):1660-6.

    50. Masien S. Layers of sense: the sensory work of diagnostic sensemaking in digital health. Digital Health 2017;3:1-9.

Vous souhaitez commenter cet article ?

L'accès à la totalité des fonctionnalités est réservé aux professionnels de la santé.

Si vous êtes un professionnel de la santé vous devez vous connecter ou vous inscrire gratuitement sur notre site pour accéder à la totalité de notre contenu.
Si vous êtes journaliste ou si vous souhaitez nous informer écrivez-nous à redaction@rmnet.be.

Derniers commentaires

  • Marie-Louise ALLEN

    04 avril 2023

    Technologie "au service" de nos sens: oui! basée sur les statistiques, elle ne pourra jamais remplacer l'art médical qui utilise en équilibre "artistique" l'objectivité et la subjectivité, la science et l'intuition... Une photo a toute sa valeur, mais n'est pas un tableau... et ne pourra pas non plus remplacer notre cerveau qui est avide d'"exceptions" (cas extraordinaires rencontrés lors de notre apprentissage et pratique) plus que de statistiques... et le BSP (bon sens paysan) donne un accès extrêmement rapide à des conclusions ou tableaux complexes