La progression exponentielle de la pandémie du coronavirus fait craindre une saturation rapide des hôpitaux, et avec elle, la mise en œuvre d’une logique de rationnement des soins, de « priorisation » des patients. Par là, il faut entendre le choix douloureux entre les vies que l’on traite et celles que l’on renonce à traiter, au terme d’une équation à plusieurs inconnues. A qui les soins devraient-ils être prioritairement administrés et selon quels critères ? De quelles coordonnées éthiques et déontologiques pourrait se doter une gestion de l’urgence médicale, entreprise par une logique de rationnement dont l’envers tacite est une logique du sacrifice, entre nous ? N’est-ce pas une question qu’une démocratie vivante et mature devrait confier au Politique et au débat collectif ?
Les institutions hospitalières souffrent depuis longtemps d’un rationnement des ressources qui les a contraintes à une gestion en flux tendu des lits, des patients, des personnels. La pandémie vient ainsi éprouver un système qui, tel un funambule, conjure les gouffres dans une quête d’équilibre toujours plus précaire. Jusqu’ici, les professionnels de santé ont surmonté les difficultés liées aux coupes budgétaires successives. Mais la propagation extrêmement rapide du sars-cov-2 et l’augmentation continue des patients admis en soins intensifs et en réanimation pourraient sonner le glas des accommodements tandis que retentit l’appel à la mobilisation générale des moyens trop limités, au travers des plans d’urgence.
En dépit des efforts déployés et du dévouement des soignants, chacun se prépare désormais à une possible situation « à l’italienne », où le manque de lits, la rareté des respirateurs, les carences en personnel imposeront une logique de rationnement des ressources vitales et de tri entre les vies. Le fardeau de la priorisation des patients, selon la litote d’usage, ne peut relever de la seule responsabilité morale et juridique des médecins, et, en retour, la logique de rationnement ne peut être gouvernée par l’arbitraire de l’urgence. C’est la raison pour laquelle les comités d’éthique ont été convoqués.
Mais y a- t-il des règles éthiques et déontologiques qui puissent guider l’action devant cette question vertigineuse : « qui soigner ? ».
Schématiquement, le champ de l’éthique médicale se partage entre deux thèses. La première régit la relation médicale ordinaire. Inspirée de l’éthique déontique kantienne, elle se fait devoir de sauver chaque vie, coûte que coûte, rejetant tout autre considération fatalement délétère. La seconde régit l’ordinaire des politiques de santé publique. Héritière de l’éthique utilitariste de Bentham, elle entend maximiser le nombre de vies sauvées en fonction des ressources disponibles et de l’espérance de vie supposée, quitte à sacrifier les plus vulnérables.
Une médecine de l’urgence ne contraint-elle pas à adopter une rationalité d’efficience où la maximisation des chances à sauver le plus grand nombre l’emporte sur cet autre impératif moral qui se refuse à faire de la vie des uns la variable d’ajustement de la vie des autres ? Il serait insensé d’opposer ces deux axes éthiques en faisant prévaloir la plus grande efficience de l’une ou la plus grande humanité de l’autre. Dans la vraie vie, elles se mêlent, et la détermination farouche à ne pas livrer cette vie-ci en tribut à d’autres, devient le ressort d’une créativité aussi ingénieuse que risquée par laquelle les ressources rares se partagent, comme cela s’est vu en Italie, avec les dispositifs d’assistance respiratoire. Par ailleurs, les situations d’urgence ne tardent pas à démasquer les faiblesses d’une éthique utilitariste face à une médecine qui s’entête à rencontrer des individus : très vite, la question du choix rebondit entre patients dotés d’une même probabilité d’espérance de vie. Sur quels critères alors opérer le tri ? La priorité d’arrivée ? L’âge ? Le travail ? L’utilité sociale ? Qui retenir du pompier quadragénaire, de la mère célibataire ou du scientifique prépensionné ?
Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Seulement la nôtre. Celle que comme société, comme communauté d’appartenance, comme démocratie, nous sommes prêts à lui donner.
Tel est peut-être l’aspect le plus inattendu de cette pandémie désastreuse : elle trie l’essentiel et l’accessoire. Elle nous replace devant nos responsabilités face à la vie, avec les autres, dans une communauté de destin. La contagiosité du coronavirus rappelle cette solidarité primordiale qu’entraîne le partage d’une même humanité, d’une même vulnérabilité, dans un même espace. Elle nous convoque comme corps politique d’une nation pour définir nos priorités, dont celle-ci aux contours étroits : « qui soigner? ». Encore convient-il de déterminer ceux qui auront la charge de répondre à cette interpellation et sous quelles modalités. Faut-il la soumettre à la délibération démocratique afin que les citoyens participent à la définition des critères des logiques de rationnement, et qu’en retour celles-ci jouissent d’une large acceptation sociale ? Faut-il, au contraire, pour préserver une unité sociale que mettrait à mal le débat collectif, la déléguer au gouvernement, aux experts, aux éthiciens qui en expliciteront et publiciseront les lignes directrices, puis débattre celles-ci ?
A nouveau, il n’y a pas de réponse simple. Seulement la nôtre. Elle dépend de la maturité démocratique d’une société, de sa capacité à engager le débat sur des questions aussi abyssales que celle de la vie et de la mort, que ce soit pour en endosser collectivement la réponse ou pour en déléguer l’esquisse, mais avec la conscience partagée d’une responsabilité qui nous incombe en tant que communauté de citoyens. Et avec la conscience citoyenne qu’il est aussi de la responsabilité de chacun, par ses actes quotidiens, sa mobilisation, que la question : « qui soigner en priorité ? » soient de celles auxquelles nous n’aurons pas à répondre.
> Publié également dans la Libre