En réaction (amicale) à la demande des médecins flamands de déclencher une procédure en conflit d'intérêts contre le projet de loi du ministre Vandenbroucke fixant les quotas de médecins pour 2027 et 2028, le Dr Pierre DRIELSMA (administrateur et trésorier du GBO) nous adresse une lettre ouverte à ses consœurs et confrères néerlandophones.
Chers consœurs et confrères néerlandophones,
Vous demandez au gouvernement flamand de déclencher une procédure en conflit d'intérêts contre le projet de loi du ministre de la santé Frank Vandenbroucke fixant les quotas de médecins pour les années 2027 et 2028.
Vous reprochez aux francophones de ne pas avoir respecté les décisions fédérales historiques sur le sujet.
Serait-ce un outrage de rappeler aux nouvelles générations du Nord que ce sont les parlementaires flamands qui ont exigé l’autonomie culturelle afin d’éviter que des francophones ne viennent s’immiscer dans les décisions prises pour le territoire flamand ? C’est précisément cette autonomie culturelle qui a favorisé secondairement les "libertés" prises au sud.
Mais passons sur ce point d’histoire, les francophones ont désobéi, ils n’ont pas respecté les exigences fédérales, ils devraient être punis ...
Avant de définir une éventuelle sanction adéquate, peut-être faudrait-il prendre un peu de hauteur dans l’analyse des raisons de cette désobéissance :
Les quotas décidés in illo tempore étaient-ils légitimes [1] et adéquats ?
À cette question de la pertinence des quotas, la réponse ne sera pas univoque, mais extrêmement nuancée, nuance que nous aimerions rencontrer dans les déclarations unanimes des médecins flamands.
Voyons ce qu’écrivait le KCE sur le sujet, le 18 janvier 2008 (il y a déjà 14 ans !!!) [2] :
À l’occasion du dixième anniversaire (1997) du numerus clausus, le Centre fédéral d'expertise des soins de santé (KCE) s’est penché sur la situation de l’offre médicale en Belgique. Seuls 65% des médecins enregistrés sont des médecins praticiens. Ces dernières années, le nombre de médecins généralistes qui ont une pratique curative a diminué de 7% tandis que le nombre de spécialistes reste stable.
Plus d’un quart du quota de nouveaux médecins généralistes n’est pas rempli alors que du côté des spécialistes c’est un dépassement du quota que l’on observe. La profession médicale se féminise et vieillit. L’afflux de médecins étrangers augmente (12% des nouveaux médecins). Le KCE plaide en faveur d’une planification de l’offre médicale mieux étayée et fondée sur une collecte de données plus performante.
Premier constat : 10 ans après la loi qui limitait le nombre de médecins, des pénuries se dessinaient déjà en médecine générale, alors que globalement, le corps des spécialistes se maintenait. Pourquoi cette pénurie globale (équilibre MS + pénurie MG = pénurie M) ? La réponse est dans la 2e phrase : seuls 65% des médecins enregistrés, titulaires d’un numéro Inami, ont une pratique réelle. Sur les 60.000 médecins enregistrés en Belgique, 39.000 médecins ont donc une pratique réelle, dont un nombre non négligeable ne travaille pas à temps plein ou ont une activité mixte curative et extra-curative (médecine préventive, recherche, représentation professionnelle, enseignement, etc. [3]).
Le KCE précisait dans son communiqué : "Plus d’un quart des quotas pour les généralistes ne sont pas remplis. Le phénomène est plus important en Communauté flamande. Au contraire, les nouveaux spécialistes dépassent les quotas (+ 19,5%) dans les deux Communautés, le dépassement étant plus prononcé en Communauté française."
Après cette interpellation du KCE, on pourrait donc s’étonner de l’obéissance persistante des généralistes flamands, qui se plaignent aujourd'hui du mauvais équilibre famille / travail, alors qu’il était largement prédit par le KCE.
Deuxième constat : les données actualisées révèlent que 45% des numéro INAMI ont été accordés en 2018 en communauté française (25% pour la Belgique) à des médecins formés à l’étranger.
Rien n’est dit sur la médecine préventive (médecine du travail, de mutuelle...), elle aussi en pénurie.
Désobéir peut être une vertu. Gandhi et Martin Luther King avaient ainsi déjà trouvé légitime de désobéir à une mauvaise loi ...
Pour la MG belge en particulier, on se trouve avec un nombre de praticiens proche de 14.000, mais qui correspondent à moins de 10.000 ETP. De plus la répartition géographique des MG n’est pas optimale : plus de praticiens près des facultés de médecine (Bruxelles, Liège, …) moins dans les zones désindustrialisées (Charleroi, Borinage, …) et les zones isolées dans les campagnes peu denses). Pour résoudre cette mauvaise répartition géographique, il faudrait une politique d’installation.
Mais le problème des spécialistes existe aussi, en particulier à cause de la très mauvaise organisation des soins spécialisés. Ainsi, il est difficile de trouver des pédiatres hospitaliers, alors qu’une pléthore existe en pédiatrie de ville (l'AZ West Veurne a récemment été jusqu'à offrir une récompense de 15.000 € à tout personne pouvant les aider à trouver un nouveau pédiatre [4]). Zorgnet-Icuro avait d’ailleurs proposé que pour pouvoir exercer la pédiatrie (de ville), les pédiatres doivent exercer aussi partiellement à l’hôpital et en particulier assurer des gardes pédiatriques.
Mais toutes ces mesures de régulation, restrictives du sacro-saint libéralisme, sont refusées par le syndicat majoritaire des spécialistes dont l’honorable président est d’ailleurs aujourd’hui un ophtalmologue flamand. Il est en effet remarquable de revendiquer une régulation contraignante au départ des études et de la refuser dans l’organisation des pratiques.
Mes chers consœurs et confrères flamands, vous gagneriez en crédibilité en vous adressant directement à lui pour améliorer l'organisation des soins de santé, plutôt que de vouloir punir des médecins francophones clairvoyants (généralistes pénuriques d’ailleurs) dans leur irrespect pour un numerus clausus mal calculé au départ.
Mais je veux bien reconnaître avec vous que le Sud a péché. Le Sud a péché essentiellement à cause d’une répartition très injuste entre généralistes et spécialistes. Les facultés de médecine ont été lente à respecter les quotas de 43% de MG exigés pourtant par un arrêté royal. Actuellement encore, les dernières statistiques de pratique [5] (et non de diplomation !!!) démontrent moins de 40% de généralistes.
Vais-je alors plaider pour que le lissage francophone se fasse uniquement au détriment de la production de spécialistes ? Pas si simple ! Il existe aussi des spécialités étriquées : gériatrie, médecine d’urgence, pédopsychiatrie,… Alors réaliser le lissage seulement sur les spécialités « pléthoriques » au sud ? Oui, peut-être. Mais, avant toute chose, il faut réorganiser les soins sur base de l’échelonnement et de la subsidiarité, puis instaurer des règles d’installation pour optimiser l’offre (cf. MG rurale et banlieue sinistrée, cf. pédiatrie et gynécologie hospitalière versus de ville). Une fois ce grand chantier résolu, il faudra alors en effet serrer les robinets des spécialités pléthoriques ou mal utilisées, mais cela de façon progressive pour ne pas créer de nouveaux problèmes plus graves que ceux qu’on veut résoudre.
Étrangler un canard : les médecins francophones se reposent dans leur hamac pendant que les médecins flamands suent sous le burnous
Déjà dans l’étude "Women & menpower - planning in de huisartsgeneeskunde" [6], les chercheurs flamands observaient cette différence de production entre les 3 régions. Au nord 6.250 [7] prestations par an et au sud 4.550 prestations par an. Comme les temps de travail déclarés étaient semblables, les chercheurs concluaient à des pratiques différentes (durée moyenne de consultation, rapport consultation/visite), à des aspects géographiques (distance moyenne des visites), épidémiologie structurellement différente, par exemple plus de BPCO, plus de maladies cardiaques, pauvreté et immigration, etc…
Cette étude a donc prouvé qu’il n’y pas de hamac, mais bien des pratiques et des contextes socio-économiques (et donc épidémiologiques) différents. Dans le cadre de la médecine à l’acte, ces pratiques différentes correspondent d’ailleurs à des revenus plus élevés pour les plus productifs, ils seraient malvenus de s’en plaindre.
Dans les pratiques forfaitaires [8], on observe que l’écart persiste mais il est extrêmement réduit : 15% de patients par pratique en moins au sud.
Conclusions provisoires (comme étaient provisoires les estimations de praticiens disponibles sur le terrain pour recevoir confortablement les patients, confortablement pour eux et pour nous ...)
Je l’ai déjà écrit ailleurs et je le répéterai à l’envi : je comprends et je partage la révolte, la colère des étudiants flamands [9] qui n’ont pu s’inscrire en médecine à cause d’erreurs de calcul, à l’époque peu évidentes. Les planificateurs ne pouvaient pas prévoir l’aspiration rapidement croissante des jeunes générations à un meilleur équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle. Cette farouche volonté, dont la féminisation ne fut que le fer de lance tant les jeunes médecins masculins s’y sont engouffrés instantanément, a conduit à la nécessité d’avoir 2 ou 3 jeunes praticiens pour remplacer un seul ancien qui prend sa retraite. Comme l’écrit judicieusement le Pr Jan De Maeseneer, la pléthore passée [10] a entraîné la pénurie actuelle, car trop de paramètres ont joué de concert et malheureusement dans le même sens.
Alors, plutôt que de pleurer sur le lait renversé, engageons-nous ensemble pour une offre de généralistes adaptées aux besoins qui vont croissant ; nous ne pouvons pas compter sur le glissement des tâches (task-shift) car ce que nous pourrons partager avec les infirmiers de pratiques en première ligne, les kinés, les éducateurs, etc., sera plus que compensé par l’effet de la subsidiarité avec l’extension de nos pratiques auprès des enfants, de la gynécologie, des diabétiques, etc. C’est en médecine spécialisée qu’ils pourront (devront ?) être moins nombreux. D’ailleurs la mise en réseau des hôpitaux risque déjà d’avoir un effet négatif sur les besoins en spécialistes hospitaliers….
Mais c’est une autre histoire ...