L’avenir de l’hôpital, et celui des soins de santé en général, passera par le data management affirme le Dr Philippe Turk, Président de la Fédération des Hôpitaux Luxembourgeois (FHL) . La mesure des résultats de nos prises en charge deviendra incontournable et doit être encouragée, car elle permettra l’avènement d’une médecine personnalisée, prédictive et préventive, ainsi qu’une meilleure gestion des institutions et du système de santé.
Quand on regarde votre parcours, vous avez toujours eu un tropisme pour des fonctions de direction. Préférez-vous cela à la relation médecin-patient?
Les relations avec les patients étaient ma plus belle activité professionnelle. Pendant mes 15 années de direction hospitalière, j’ai cumulé les deux activités en gardant 50% de mon temps en tant que médecin pratiquant afin d’être toujours en contact avec le terrain. Je n’ai jamais eu l’ambition d’avoir des postes, mais comme je suis quelqu’un d’engagé, ce sont les responsabilités qui sont venues à moi et j’ai répondu présent. J’ai alors saisi des opportunités successives qui me permettaient d’agir sur un plan systémique. La plus sportive de ces opportunités fut la crise du Covid. J’ai été sur le pont 24h/24, 7/7, membre de la cellule de crise du ministère de la Santé, au cœur de l’appareil de l’État, pour gérer cette crise et collaborer avec les directeurs d’hôpitaux. C’était une belle expérience et un plaisir. Je reste passionné par le système de santé, qui peut se prévaloir de nombreux engagements et de compétences énormes.
Quels sont les défis de la FHL? Que pensez-vous pouvoir apporter à cette organisation durant votre mandat?
Le Covid a induit une réactivité et un travail collectif impressionnants de tous les acteurs des soins de santé en général et des équipes hospitalières en particulier. La crise sanitaire a fait prendre conscience au secteur hospitalier de son rôle de colonne vertébrale des soins de santé. Ce n’est pas la Sécurité sociale, ni le ministère qui peuvent gérer les hôpitaux, c’est le secteur qui doit le faire. La crise a montré que l’entraide entre les hôpitaux était d’une redoutable efficacité, qui s’appuyait sur la créativité et un sentiment de responsabilité commune. Mon rôle est de prolonger, de faire vivre cet état d’esprit avec l’aide des directeurs d’hôpitaux et d’amener le secteur dans une démarche stratégique en faveur de notre système de santé et d’une amélioration continue pour les patients du pays.
Dans le Livre blanc pour une médecine hospitalière en 2030, vous parlez de data management et d’indicateurs de performance; ne pensez-vous pas qu’il faudrait commencer par une formation continue afin d’unifier le niveau de compétence?
Pour moi ce sont deux thématiques différentes.
Pour la formation continue, le Luxembourg a un retard énorme. Il n’y a pas de système en place, c’est un échec politique, alors que la formation continue fait partie de l’accord gouvernemental. Au départ, l’AMMD devait l’organiser. La responsabilité est maintenant passée au Collège médical, et rien n’a bougé. Heureusement, l’une de nos forces est le multiculturalisme médical en raison de la diversité des formations médicales (Allemagne, Autriche, France, Belgique…) qui travaillent ensemble sur le terrain. C’est une source d’émulation saine à laquelle nous devons absolument ajouter une formation continue obligatoire et certifiante.
Le milieu hospitalier est également favorable à la pluralité professionnelle dans les équipes multidisciplinaires. Nous réclamons un élargissement de la médecine hospitalière vers les compétences de management, d’enseignement et de recherche. Notre système de santé est toujours sous le régime bismarckien, qui gère les dépenses réalisées en faveur du patient, contrairement aux pays anglo-saxons et scandinaves, qui financent un système de santé intégré comprenant les soins, la recherche, le développement et la formation.
L’avenir de l’hôpital, et des soins de santé en général, passera par le data management. La mesure des résultats de nos prises en charge deviendra incontournable et doit être encouragée. Le data-driven healthcare sera une opportunité pour tout système de santé. Au Luxembourg, nous avons déjà beaucoup de données grâce à l’Inspection générale de la sécurité sociale (IGSS), qui détient l’historique de 30 ans de données de facturation des hôpitaux. Avec cette base de données et la plus récente documentation des séjours hospitaliers, on peut quasiment décliner les Diagnosis Related Group (DRG). Grâce au travail de fond que nous effectuons, la FHL entretient d’excellentes relations avec les ministères et l’IGSS, et peut sur demande avoir accès à ces données anonymisées. Au mois de Juin, nous allons engager un data manager. Cela nous permettra de consolider et d’analyser nos propres données afin de supporter notre démarche stratégique sectorielle.
À cela s’ajoute un très beau projet, le Luxembourg National Data Service (LNDS), une organisation fournissant des services permettant de créer de la valeur à partir des données du secteur public. Dans un futur proche, le LNDS sera un catalyseur pour l’écosystème national de recherche et d’innovation afin d’utiliser pleinement le potentiel des données.
Vous parlez également de digitalisation afin d’améliorer la prise en charge du patient; le DSP a été lancé en 2020 et l’AMMD a toujours été critique envers l’agence e-santé, allant même jusqu’à quitter la gérance de l’agence fin 2022. Quelles sont les étapes pour implémenter cette digitalisation?
Sans une base de confiance absolue dans la fiabilité et la sécurité des données de santé, aucun projet ne pourra se rendre utile. L’atmosphère actuelle de divergences n’est propice ni aux professionnels de santé, ni surtout aux patients.
Il y a un besoin indiscutable d’un nouveau départ collectif avec une gouvernance consensuelle avec tous les partenaires étatiques, institutionnels, hospitaliers et professionnels, en incluant surtout les organisations des usagers du système de santé comme le Cercle des Associations de Patients (CAPAT).
On peut néanmoins espérer que le retard pris actuellement dans le domaine de la digitalisation puisse être compris comme une opportunité pour catalyser enfin un projet national d’envergure. Il y a en résumé deux grandes options sur la table: soit acquérir un système unique au prix fort et se donner les moyens de l’implémenter de façon généralisée, soit faire converger l’existant et la diversité des systèmes progressivement. Ce qui compte, c’est l’accessibilité aux données, d’une part, et leur qualité, d’autre part, quel que soit le système informatique par lequel elles sont produites.
Le financement de la digitalisation relève des instances publiques; à elles de proposer une gouvernance forte, des processus décisionnels clairs et une répartition des rôles équilibrée entre les différents acteurs. Le secteur hospitalier est en tous les cas prêt à participer activement comme partenaire uni et incontournable.
Vous parlez de Value-Based HealthCare; cela voudrait-il dire qu’il va falloir mettre au point des critères communs d’évaluation de qualité des soins pour chaque hôpital? Faut-il faire évoluer le système de financement des hôpitaux?
Le système actuel de financement budgétaire se base sur l’historique. Ce système n’est pas une mauvaise solution pour certains départements plus compliqués comme la psychiatrie ou la gériatrie, qui ont des soins à haute variabilité… Mais cela ne stimule pas l’innovation puisque l’hôpital ne peut pas faire de bénéfice sur son activité. C’est une politique des petits pas. Ce financement avec un budget global réparti entre les hôpitaux individuels ne comporte aucun risque financier pour les autorités, qui peuvent maîtriser parfaitement leur budget. Les systèmes basés sur l’activité type DRG par contre encouragent toutefois les hôpitaux à traiter le plus possible de patients et risquent d’aboutir à une chasse à l’acte et à la rentabilité, avec comme conséquence une perte de qualité.
La notion de Value-Based HealthCare (VBHC) a l’avantage conceptuel d’orienter la compréhension et le financement du système de santé vers la création de valeur. Cela implique d’abord et avant tout de mesurer des résultats, et ensuite d’encourager – par un nouveau modèle de financement – les bons résultats documentés. Parmi les résultats mesurables, il existe de nombreux critères de qualité objectifs et quantifiables. Le VBHC introduit de plus la mesure de la perception et du vécu du patient. Celui-ci entre donc également dans un nouveau rôle de partenaire des professionnels de santé qui collabore activement à l’amélioration des parcours de soins. C’est une vue à moyen terme, mais c’est l’unique voie pour donner un nouveau fil rouge stratégique et maintenir un système de santé viable et de qualité.
Vous organisez la Healthcare Week en septembre, un événement transfrontalier. Quel but recherchez-vous? Qu’attendez-vous comme retombées?
La Healthcare Week Luxembourg (HWL) se déroulera du 20 au 22 Septembre à Luxexpo The Box (www.hwl.lu).
L’idée de base est de mettre le secteur de la santé du Grand-Duché sur la carte de la Grande Région et en Europe. Nous voulons élargir le débat du secteur de la santé pour dépasser la seule question des prises en charge des patients et du rôle des assurances sociales, et l’ouvrir vers la recherche et l’innovation.
L’HWL réunira les principaux professionnels européens de la santé, des entreprises mondiales, des investisseurs et les start-ups les plus prometteuses pour explorer des sujets critiques et partager des visions pour l’avenir des soins de santé au Luxembourg et dans la Grande Région. Cette organisation se déroulera en partenariat avec les ministères de la Santé, de la Sécurité sociale, de la Recherche, de l’Économie et de l’Enseignement, ainsi qu’avec la Grande Région et l’université de Luxembourg.
L’HWL associera conférences, expositions et ateliers qui favoriseront le réseautage. Les grands sujets seront les ressources humaines, le value-based healthcare, les nouvelles technologies et les innovations, les aspects qualité, le patient partenaire, la formation et la recherche.
Les instituts de recherche, les start-ups, les besoins de formation et l’université créent un nouvel écosystème de la santé qui permet d’envisager le développement de nouveaux secteurs de la vie économique de notre pays.
Nous en profiterons également pour fêter 75 ans de collaboration entre les hôpitaux du pays, dont les premiers pas se sont faits en 1948.