L’anatomie pathologique: «L’intelligence artificielle au secours de la pénurie de cerveaux» (Dr Romaric Croes)

 Ces deux dernières années ont été exceptionnellement intenses mais les drames du Covid ont passablement épargné les pathologistes qui n’ont perdu que 10 à 25% de leurs revenus. Cet article ne traitera pas tant des épreuves que nous réserve l’IVDR que des futurs défis qui attendent les pathologistes au niveau de la charge de travail et des coûts des laboratoires.

Nos honoraires n’ont pas été adaptés depuis plus de 20 ans mais sont l’unique source de financement. Dès lors, il est urgent de se poser certaines questions: 

1. Vu les ressources humaines disponibles, le flux d’entrée en berne, le flux de sortie constant et le besoin croissant de super-spécialistes, comment affronterons-nous la charge de travail toujours plus importante au niveau de la clinique, de la gestion et de la coordination? 

2. Vu les ressources financières disponibles, comment affronterons-nous les exigences de qualité plus strictes (ISO et IVDR), la médecine personnalisée et moléculaire, le besoin d’automatisation et d’informatisation, dans le cadre de programmes de réorganisation budgétaire récurrents?

Nous sommes aujourd’hui convaincus que la numérisation, avec la centralisation de (une partie de) la technologie et des frais généraux, y compris la gestion au sens large, fera partie de la solution. 

Bien plus qu’un laboratoire
L’anatomie pathologique est bien plus qu’un laboratoire: elle commence après l’activité de laboratoire, dès qu’un pathologiste trouve du temps pour mettre en rapport la question clinique et la morphologie, afin de formuler une réponse ou un diagnostic permettant à nos collègues cliniciens de poursuivre le travail. La seule raison d’être d’un laboratoire d’anatomie pathologique est la transformation des échantillons en lames colorées de haute qualité, mais en soi, ce laboratoire ne génère aucun résultat cliniquement exploitable. Cependant, on nous a demandé d’investir une quantité démesurée de ressources sous forme d’argent, de temps et d’attention. Les pouvoirs publics en ont donc conclu qu’un service médico-technique peut se maintenir, même avec des honoraires insuffisants. Mais c’est faux! Nous n’avons ni les ressources ni le volume d’un laboratoire de biologie clinique ou d’un service d’imagerie médicale auxquels on nous compare trop souvent. Nos honoraires n’ont pas été ajustés et il n’y a pas eu de financement supplémentaire. Aucun médecin n’a jamais perçu des honoraires pour la qualité, la gestion ou la coordination des soins. Les médecins l’ont fait gratuitement, par instinct pour la qualité des soins.   

Vu l’insuffisance de nos ressources actuelles, des financements supplémentaires seront nécessaires pour le laboratoire d’anatomie pathologique 2.0, par exemple à partir du BMF comme pour le B3 des services médico-techniques. A l’exemple du modèle français, il faudrait envisager sérieusement un financement forfaitaire hors nomenclature pour les laboratoires universitaires, et un financement des prestations basé sur les honoraires pour les laboratoires «périphériques» non universitaires.

De même qu’on ne peut comparer des pommes avec des poires, l’activité d’un laboratoire périphérique n’est pas comparable à celle d’un laboratoire universitaire. Sa mission est plus multiple et plus complexe, ce qui rend les opérations sui generis moins efficaces. La clinique, l’enseignement et la recherche ainsi que leur financement s’entremêlent en un nœud gordien. Ainsi, lors de la phase 2 de la réforme de la nomenclature, il ne faudra pas nous amalgamer car, comme le dit un vieux sage: «La même chose ne peut convenir à tout le monde si tout le monde est différent». De plus, les pathologistes restent des collègues multidisciplinaires au-delà les murs des hôpitaux et nous ne sommes pas prêts à accepter quelque forme politique du divide et impera. 

La mise à l’échelle des laboratoires pour supporter les frais généraux moyennant des financements structurels découle des pratiques de la theory of economies of scale and scope. «Small is beautiful but big is necessary» est une dure réalité à laquelle il faudra consentir. Les pathologistes devront aussi envisager de collaborer au sein d’organisations professionnelles plus grandes. Parce que 1) concentrer physiquement tous les échantillons de pathologie et tous les pathologistes dans les 25 laboratoires centraux du pays, est un tour de force logistique, 2) notre discipline est en soi plus médicale que technique, et 3) comme la place des pathologistes est à l’hôpital avec les collègues cliniciens plutôt qu’au laboratoire central, l’ancienne manière de travailler (ensemble) ne va plus de soi. Le défi consiste à acheminer les produits des laboratoires centraux (= lames colorées) vers les bons pathologistes, dans les délais.

«Heureusement», le corona nous a appris que la collaboration numérique est souvent une solution valable pour éviter les embouteillages avant les réunions physiques dans les grands laboratoires centraux. Au lieu d’expédier des échantillons, des lames et des pathologistes grâce à la logistique, une solution consistera à répartir les cas numériques entre les pathologistes disponibles en ligne, en fonction de leur domaine d’intérêt ou d’expertise.

Ce nouveau modèle nécessitera une super-spécialisation qui périmera le profil du pathologiste all-round. Ces «super-pathologistes» n’existent pas encore et doivent être créés. Il y a clairement un problème avec notre popularité ou avec la façon dont les jeunes candidats collègues entrent en contact avec notre discipline pendant leur formation et souhaitent s’y établir (surtout en Wallonie). Pour cela aussi, une task force a été créée, elle s’est montrée dès le départ modeste quant aux résultats escomptés.

Pour satisfaire notre besoin de cerveaux, l’intelligence artificielle et la télépathologie donneront des solutions à nos futurs laboratoires où les ordinateurs et les algorithmes aideront les cyberpathologistes en ligne, par-delà les frontières des hôpitaux et laboratoires, pour dépister, trier et quantifier les cas numériques.

Ce scénario n’est pas une énième utopie. Il existe et fonctionne, en Scandinavie par exemple, mais dans le contexte belge actuel, il restera fictif si nous n’obtenons pas une audience et un soutien en sa faveur. Sans collaboration et sans nouvelles ressources, ce business case ne se réalisera pas. 

Aussi, j’espère sincèrement que nos contacts avec les pouvoirs publics resteront constructifs et que nous ne serons pas réduits à des avatars ou à des sortes de gladiateurs chargés de remplir l’arène des réformes de la nomenclature et des hôpitaux pour qu’ils puissent se partager à leur convenance les morceaux suite à une nouvelle réorganisation réussie.

J’espère aussi donner raison à John Lennon lorsqu’il dit: «Everything will be okay in the end. If it’s not okay, it’s not the end.»

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Derniers commentaires

  • BOUFFIOUX BOUFFIOUX Bernard

    23 février 2022

    Plaidoyer pour une anatomie pathologique collaborative : Du passé au futur

    Cher Confrère,

    J’ai lu avec attention votre interview sur le net dans «L’actualité des médecins spécialistes» et je tiens à vous faire part d’un certain nombre de commentaires, ainsi qu’à l’ensemble de notre communauté médicale.
    Il y a une bonne vingtaine d’années, plus de 15% des examens d’anatomie pathologique étaient réalisés par des Dermatologues, en connexité, comme le prévoyait et le prévoit toujours la législation, et cela à la fois dans les milieux universitaires et non universitaires. Historiquement, les Dermatologues à la fin du 19ème siècle avaient développé cette technique d’examen complémentaire pour affiner leurs diagnostics, au départ d’un simple prélèvement de tissu tégumentaire, facilement accessible, sans trop de caractère invasif pour le patient. La Société Internationale de Dermatopathologie (ISDP) a été créée en 1979 sous la houlette d’un Dermatologue belge, le Professeur Gérald E. Piérard de l’université de Liège. Il en fût d’ailleurs longtemps le secrétaire.
    Progressivement et je peux certainement le comprendre, les Anatomo-pathologistes ont voulu complètement récupérer ce domaine, en volume, mais également en termes de rentrées financières. Ceci a abouti à la disparition presque complète de cette connexité. L’avantage était évident, puisque, pour les prélèvements cutanés, il s’agissait souvent de petites pièces, d’un seul tissu, ce qui limitait le nombre de lames à réaliser. Cependant, cette masse de travail supplémentaire a provoqué un engorgement des laboratoires et des délais de plus en plus tardifs pour l’obtention de certains résultats, pouvant être néfaste à la prise en charge du patient et à sa santé. Il faut ajouter également que presque toutes les spécialités médicales ont multiplié le nombre de prélèvements (gastrologie, gynécologie, radiologie interventionnelle,…). Préconiser une collaboration plus large au sein d’organisations professionnelles me semble raisonnable et indispensable, mais cela représente un virage à 180 degrés de la situation antérieure.
    Les nouvelles techniques d’immunologie et biologie moléculaire ont singulièrement compliqué le travail des laboratoires d’anatomie pathologique, en augmentant la technicité, mais également en se trouvant dans l’obligation d’engager du personnel supplémentaire pour faire face à la demande. Je vous concède qu’effectivement la rémunération des actes en termes de rembousement INAMI n’a proportionnellement pas suivi. Il est faux de dire que les honoraires n’ont pas été adaptés depuis 20 années. Le prix était de 1.587 FB en 1998 pour le code 588011, soit l’équivalent de 39,34 euros, pour une valeur en ce début d’année 2022 à 69,07 euros. Cela correspond à un coefficient x1,76 sur 24 années, alors que si on tient compte de l’inflation cumulée, le coefficient est de x1,45. Cela ne fait donc d’une faible marge de majoration par rapport aux consultations et à d’autres actes techniques dans d’autres spécialités que la vôtre. Votre nomenclature s’est cependant diversifiée avec de nouveaux codes, parfois cumulables entre eux, en tenant compte de l’évolution des techniques de diagnostics. Cela reste insuffisant et souvent d’application tardive par rapport à la réalité du quotidien.
    Sont venus se greffer à cela les impératifs du système de qualité et bientôt l’IVDR, rendant la situation encore plus périlleuse, obligeant un certain nombre d’Anatomo-pathologistes de prendre le virage et de consacrer pour une grande partie de leur travail et de leur énergie à la rédaction des procédures, plutôt que de se concentrer sur l’essentiel, c’est-à-dire la qualité du diagnostic. Je ne nie cependant absolument pas la nécessité de recourir à un système de qualité, mais il ne peut pas se faire au détriment de la pratique médicale quotidienne, essence même de notre profession.
    De ce fait, je suis entièrement d’accord avec vous, qu’il n’y a rien qui soit prévu pour couvrir tous ces frais «administratifs» supplémentaires que nous imposent les directives européennes relayées ardemment par Sciensano, règles d’ailleurs parfois difficilement applicables. Dans le même ordre d’idées, la rédaction et l’application des procédures, de même que les audits, s’appliquent par définition à toutes les professions médicales et nos Confrères doivent en assumer la charge en temps et en argent. Peu d’entre nous, y compris en médecine générale et en pratique privée, sont conscients de cet état de fait.
    Au vu des premières études «pilote» réalisées par «Télé-médecine», je ne suis pas convaincu que la mise en place de ce système permettra de soulager le travail des laboratoires. Je constate pour avoir pratiquer un peu l’an passé cette «Télé-médecine» que cela prend beaucoup de temps, souvent le double de temps pris pour un examen standard. Elle devrait être réservée à quelques cas bien particuliers d’interprétation difficile, mais certainement pas en routine quotidienne. Il devrait en être de même probablement pour certaines situations d’urgence. Encore faudrait-il que la codification INAMI suive !
    Il faudra en plus tenir compte du respect du RGPD, ce qui n’est manifestement pas garanti dans l’état actuel de la technologie informatique. Trop nombreuses sont les attaques de nos ordinateurs, voire vols, y compris dans les hôpitaux, sans compter la possibilité de faillite des sociétés (comme en février 2018) qui créent les logiciels adéquats et qui laissent leurs clients dans le marasme le plus complet. De plus, nous n’avons pas la possibilité financière de nous prémunir de manière efficace vis-à-vis des agressions, à moins d’en payer le prix fort, mais même les institutions hospitalières n’y arrivent pas.
    Il serait aussi probablement très utile de sensibiliser de manière assez énergique les étudiants en médecine de la nécessité de comprendre l’anatomie pathologique et d’expliquer le fondement essentiel de cette spécialité dans l’orientation du diagnostic. Je suis convaincu que la description exhaustive des lésions dans le protocole histologique peut parfois avoir plus d’importance que la conclusion en elle-même. Il faudrait que certains protocoles puissent comporter des éléments facilement compréhensibles par l’ensemble de notre communauté médicale, ou à tout le moins si tel n’est pouvait être le cas, de réaliser des formations pour qu’il puisse en être de la sorte.
    Quant à l’envoi de lames vers «de bons pathologistes», comme vous le préconisez, j’ai un peu de mal à comprendre comment vous allez déterminer la valeur de vos Confrères. Je serais curieux de connaître l’avis de l’Ordre des Médecins à ce sujet. Le médecin de première ligne en sera encore plus distant, alors que que vous préconisez une meilleure collaboration.
    Je suis assez offusqué qu’une fois de plus la Wallonie est mise au banc des accusés, comme si la Flandre ne subissait pas les mêmes contraites.
    Le terme de «bussiness case» m’inspire un profond ressentiment de malaise. Il semble s’inscrire dans une optique futuriste mais déjà réelle, de créer de grands groupes, à l’échelle nationale et même internationale. Que le volet financier de la pratique médicale soit mis en valeur de la sorte et prenne autant d’orientations mercantiles m’inquiète fortement. Dans cette optique, je suis convaincu que nous en arriverons tôt à tard à délocalisation de la pratique de l’anatomie pathologique «numérique» dans d’autres pays plus rémunérateurs. Les multi-nationales sont à l’affût de ce commerce lucratif, subsidié par notre sécurité sociale, au profit d’actionnaires étrangers payés par les deniers de nos patients, comme en témoigne les exemples récents de certaines maisons de repos et de certains laboratoires de biologie clinique. Le risque est grand d’en arriver à créer un climat de méfiance de la population, de rupture avec les premières lignes de soins et de dégradation de la qualité des prestations.
    En espérant que ces quelques simples réflexions permettent de renouer et de consolider des liens entre bon nombre de spécialités et les acteurs privillégiés que vous représentez en qualité d’Anatomo-pathologiste.

    Docteur Bernard BOUFFIOUX,
    Dermatologue pratiquant l’anatomo-pathologie cutanée depuis plus de 30 ans
    Le 22 février 2022