L’IA pourrait révolutionner la médecine humanitaire et sauver des milliers de vies (Dr J. Lechien)

Le Dr Jérôme R. Lechien est professeur et chef de service de chirurgie à l’Université de Mons, en Belgique, et consultant en chirurgie robotique à l’Hôpital Foch, à Paris. Spécialiste en oto-rhino-laryngologie, il s’investit aussi dans la formation et les missions humanitaires. Son expérience l’amène à explorer l’intégration des technologies innovantes, comme l’intelligence artificielle, pour transformer les soins dans les zones à ressources limité. Retour sur sa dernière mission au Kenya.

Nous pouvons aujourd’hui révolutionner les soins humanitaires pour le bien des populations locales. Mon histoire récente m’a convaincu. Je vous l’explique. En décembre 2024, lors d’une mission humanitaire, j’ai pu prodiguer des soins à l’hôpital kényan d’Iten, situé dans les montagnes, et opérer gratuitement les enfants kényans, étant donné qu’ils n’ont pas de chirurgien ORL dans la région. Tout a commencé en 2023, quand je m’y étais déjà rendu pour donner un cours sur la prise en charge des pathologies ORL les plus fréquentes.

Le défi technologique

Au quotidien, les patients sont suivis par des médecins généralistes qui font un travail remarquable, mais avec des ressources limitées. Les pathologies sont souvent avancées. Aucune chirurgie n’est réellement simple là-bas. L’environnement est difficile, tant pour les patients que pour les soignants.

L'hôpital fonctionne sans oto-rhino-laryngologiste dédié ; les soins des oreilles, du nez et de la gorge sont assurés par deux médecins généralistes dont les capacités de diagnostic se limitent à un examen de base avec une source lumineuse et un abaisse-langue, sans équipement fibroscopique, otoscopique ou microscope approprié. Face à la réalité du matériel technique sur le terrain, j’ai parfois dû utiliser de vieilles approches chirurgicales que je n’emploie plus en Europe, pour obtenir les meilleurs résultats possibles pour les patients.

Un dispositif peu coûteux et très efficace

Afin d’améliorer leur approche des pathologies des patients, je leur ai apporté un petit dispositif chinois ressemblant à un stylo avec un crochet et une caméra HD. Les Chinois le vendent 28 dollars sur Amazon, et il a été conçu pour permettre aux patients de retirer eux-mêmes leur bouchon de cérumen. Les oto-rhino-laryngologistes déconseillent généralement son utilisation par les patients en raison des risques de lésion du tympan ou du conduit auditif externe.

L'appareil intègre un système optique de haute précision ( Bebird R1, Heifeng Zhizao (Shenzhen) Technology Co, Chine) doté d'un capteur de 3 mégapixels, de six sources d'éclairage LED et d'une capacité de résolution 1080P. La visualisation en temps réel du conduit auditif externe et de la membrane tympanique se fait grâce à une application smartphone dédiée (Suear, compatible avec iOS et Android) via une connectivité Wi-Fi. Le système permet de capturer des images et des vidéos agrandies pendant l'examen otoscopique, avec une fréquence d'images de 20 ips, facilitant le transfert direct de données entre le dispositif et le smartphone.

Des examens très précis

Ce matériel m’a permis d’effectuer des examens otoscopiques et rhinoscopiques antérieurs sur des patients présentant des symptômes oto-rhino-laryngologiques. Là-bas, la plupart des praticiens au Kenya possèdent un smartphone et peuvent donc utiliser ces appareils. La mise en œuvre de ce dispositif de diagnostic a facilité l'identification d'otites moyennes chroniques, telles que le cholestéatome et la rétraction de la membrane tympanique, qui n'avaient pas été détectées lors de l'otoscopie de base conventionnelle. Cela a permis d'améliorer la précision du diagnostic et d'optimiser les interventions thérapeutiques.

Des résultats similaires, mais limités, ont été trouvés pour les examens nasaux antérieurs. L'enregistrement des examens a permis d'évaluer les traitements potentiels en comparant des images et vidéos avant et après les soins. L'intégration des données cliniques, y compris les antécédents des patients et les médias numériques capturés par cet appareil, avec des plateformes d’intelligence artificielle et de grands modèles de langage, offre des opportunités pour une précision diagnostique accrue et de meilleurs résultats pour les patients.

L’atout de l’IA dans les soins

Une fois les examens réalisés, j’intègre les images dans POE, une plateforme très complète qui inclut des modèles d’IA avancés comme ChatGPT-turbo, GPT-4o-220k, Claude 3.5 Sonnet et FLUX1.1. (POE coûte 200 dollars par an).

Ces modèles peuvent être mis en compétition pour obtenir les meilleures analyses d’images. La superposition de plusieurs algorithmes me permet de diagnostiquer même des maladies rares peu connues.

J’ai partagé cette démarche avec le directeur de l’hôpital kenian, en lui expliquant que, faute de dermatologue ou d’ORL, ses médecins pourraient prendre des photos des pathologies avec le dispositif. Ensuite, ils pourraient utiliser les images et l’histoire clinique des patients pour les intégrer dans l’IA, tout en précisant qu’il n’y a pas de scanner sur place, ce qui oblige à adapter les soins aux ressources techniques disponibles. Bien entendu, ce logiciel ne remplace pas le médecin, mais il améliore la qualité du diagnostic et du traitement.

Une étude pour valider la démarche scientifique

Si les premiers résultats sont impressionnants sur le terrain, j’ai décidé de mener une étude pour démontrer que l’IA bouleversera complètement la médecine humanitaire. Des études longitudinales prospectives, incluant d'importantes populations de patients provenant de régions à faibles revenus, sont essentielles pour évaluer l'efficacité clinique, la rentabilité et l’impact potentiel de ce dispositif.

L’IA pourrait aider les médecins à offrir les meilleurs soins selon les moyens disponibles. Je suis en train d’évaluer sa fiabilité. J’ai soumis une étude pour publication basée sur 35 cas cliniques rares. POE a fourni un diagnostic correct dans 63 % des cas en quelques secondes, là où les médecins avaient mis des semaines. Cette approche, bien utilisée, pourrait sauver des milliers de vies.

Un atout pour la Belgique aussi

Cette démarche pourrait également être bénéfique pour les médecins généralistes en Belgique. Une récente étude dans Futura Sciences indique que 10 à 20 % des généralistes utilisent déjà l’IA dans d’autres domaines. Cela pourrait réduire l’impact du numerus clausus et des pénuries médicales, en permettant aux généralistes de se tourner plus facilement vers un spécialiste pour confirmer un premier diagnostic ou demander des examens complémentaires.

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  •  Dr Jérôme R. Lechien, MD, PhD, MS, FACS, Professeur et chef de service de chirurgie, Université de Mons, Belgique. Consultation en laryngologie et chirurgie robotique, Hôpital Foch, Paris.

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